Dans son livre, le critique télé apostrophe violemment Papon et ses «protecteurs». Françoise Giroud l'approuve
Daniel Schneidermann est journaliste au «Monde», où il n'écrit pas assez à mon gré. Il a créé d'autre part sur La Cinquième une émission, «Arrêt sur images», véritable tribunal de la télévision, dont on se demande comment on a pu s'en passer si longtemps. Le justicier qui sommeille en lui s'y ébroue à l'aise. C'est ce justicier qui réapparaît dans le livre qu'il consacre au procès de Maurice Papon, avec la fureur de l'homme berné. Daniel Schneidermann a une mère juive, c'est-à-dire qu'aux termes de la loi mosaïque il est juif. Sa famille, réfugiée à Lyon pendant la guerre, n'a pas eu à souffrir des persécutions. Lui-même, en seconde et en terminale au lycée Buffon, n'a eu à subir que quelques ricanements antisémites. Ceci pour dire qu'il n'a aucun ressentiment personnel à assouvir, et qu'il a observé le déroulement du procès Papon sans souhaiter que la foudre tombe sur l'accusé. La colère lui est progressivement montée aux lèvres lorsque, après quelques semaines de «conversations historico-mondaines», sont venus les témoignages, la défense pitoyable de l'ancien fonctionnaire de Vichy, ses mensonges et la caution d'anciens résistants. Puis l'effarement quand des gaullistes authentiques sont venus dire qu'il était bien normal que de Gaulle prenne des Papon et des Bousquet à son service. Il n'y a donc eu qu'une France, tout entière vérolée? «Pour que vous puissiez traverser sans encombre deux Républiques, cinq présidents, trois décennies et demie de vie publique, dit-il à Maurice Papon dans la première des interpellations qui composent l'ouvrage, il en a fallu des complices! Il en a fallu des solidarités politiques efficaces, des adversaires complaisants, des historiens dupés, des journalistes incurieux, des magistrats volontaires! Ces mensonges, qui les a gobés? Qui les a partagés? Qui y a cru? Qui vous a aidé à les protéger? Je vais, à présent, écrit l'auteur,chercher vos complices.» Complices dans le camouflage général de ce que fut la France sous Vichy. Il interpelle Philippe Séguin, si maladroit, puis Simone Veil si indulgente à Robert Hersant, puis François Mitterrand si indulgent à Bousquet... C'est sa dernière missive qui est émouvante. L'auteur l'adresse à un mort, Marc Bloch, l'historien qui fut torturé par la Gestapo de Lyon et fusillé le 16 juin 1944, auteur d'une chronique impérissable de la Débâcle, «l'Etrange Défaite», cri d'amour déchiré et lucide pour cette idée mortellement blessée, la France. Selon Marc Bloch, il y a «deux catégories de Français qui ne comprendront jamais la France : ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims; ceux qui lisent sans émotion le récit de la Fête de la Fédération». Lui-même était juif, sans religion, et n'en tirait «ni orgueil ni honte». «La France, dont certains conspirent à m'expulser aujourd'hui et peut-être (qui sait?) y réussiront, demeurera, quoi qu'il arrive, la patrie dont je ne saurais déraciner mon cœur. J'y suis né, j'ai bu aux sources de sa culture, j'ai fait mien son passé, je ne respire bien que sous son ciel, et je me suis efforcé à mon tour de la défendre de mon mieux.» Après avoir réglé leur compte à deux historiens, Robert Aron et Henri Amouroux, qui ont selon lui contribué au grand camouflage de Vichy, Daniel Schneidermann rend à Marc Bloch ce dernier hommage : «Juif, Français, vous parvenez à mêler en vous ces deux états. Fidèle à votre naissance juive, c'est pourtant d'un amour physique que vous aimez cette France que vous aimez et respirez. Dans l'harmonieuse composition d'une fidélité si sereine et d'un si grand amour, permettez-moi de vous dire que je me reconnais.» C'est manifestement le message de ce livre, remarquablement écrit : Vercingétorix, Jeanne d'Arc et Jean Moulin appartiennent aussi à Daniel Schneidermann, né de Simone Cohen. «L'Etrange Procès», par Daniel Schneidermann, Fayard, 250 p., 98 F. Et aussi... «Plaidoirie de Jean-Marc Varaut devant la cour d'assises de la Gironde au procès de Maurice Papon, fonctionnaire sous l'occupation», Plon, 370 p., 139F. «Papon, un verdict français», par Arno Klarsfeld, Ramsay, 160 p., 79F. «Crimes contre l'humanité», par Sorj Chalandon et Pascale Nivelle, Plon, 520 p., 149F. «Le Procès de Maurice Papon», par Jean-Michel Dumay, Le Monde/Fayard, 430 p., 150F. «La Hantise du passé», par Henry Rousso, Textuel, 140 p., 79F. La revue «l'Histoire» consacre plusieurs pages de son numéro de juin sur «le Cas Papon : les leçons d'un procès», no 222, 38F.
Jeudi, juillet 2, 1998
Le Nouvel Observateur