Les pendues du vendredi

A Kaboul, deux journalistes françaises ont réussi à filmer l'horreur de la condition des femmes afghanes
C'est une litanie qui se répand. Pas une émission plus ou moins politique où ne soit diabolisés le «pouvoir économique», le «capitalisme financier», la toute-puissance de l'Etat, l'Europe «qu'on nous prépare». Ainsi, a-t-on appris, de la bouche de Karl Zéro, que François Mitterrand a été réduit par le pouvoir économique. Selon Pierre Dauzier, ancien PDG du groupe Havas éjecté de ses fonctions ? et mortifié de finir ainsi sa carrière ?, le capitalisme financier, moribond, va broyer les classes moyennes et les prolétaires avant d'expirer («Droit d'auteurs»). Pierre Dauzier n'espère plus, après l'apocalypse annoncée, qu'en la reconstitution de paradis perdus. Quant à l'Etat avec sa cohorte d'énarques, on l'a entendu vilipendé partout : à «Polémiques» par André Santini, à «Droits d'auteurs» par Pierre Lellouche. Ce discours récurrent rappelle le temps où l'ennemi était l'«impérialisme américain». Il a disparu, celui-là, du vocabulaire courant. On l'a remplacé par l'«Europe bureaucra-tique ». Loin de moi la pensée d'exonérer le pouvoir économique, le capitalisme financier et l'Etat obèse des dysfonctionnements de la société. Mais les mots ne sont jamais innocents, surtout quand ils entrent dans la caisse de résonance de la télévision. C'est là que l'histoire se fait aujourd'hui. Et on se met à rêver ici et là d'un grand chambardement qui mettrait le pouvoir économique par terre, le capitalisme financier à la trappe, l'Etat au pain sec, l'Europe à la poubelle. Ouf! Les rêveurs ne sont pas nombreux? Allez savoir! Dans le monde oppressant où nous sommes, c'est comme un coin de ciel bleu qui chatoie. Les gens ont besoin d'illusions. Avec son tam-tam répercuté de chaîne en chaîne, la télévision nourrit l'angoisse qui les fait naître. Lionel Jospin gouverne depuis un an. Il est populaire, ce qui consterne plus d'un. Populaire pourquoi, puisqu'il a tout faux, répète-t-on à droite où l'on est vraiment bien placé, en ce moment, pour donner des leçons. Jospin a de la chance, c'est tout, claironne l'opposition. Il en a. Mais en politique, servir la chance est souvent un trait de caractère. On sait qu'aux souffrances infligées aux juifs pendant la guerre s'est ajoutée la spoliation. Banques suisses, etc. «Envoyé spécial» l'a traitée autrement. Là, il ne fut pas question d'or, d'œuvres d'art et de millions mais de petites gens dépouillés par les lois de Vichy de leurs moyens d'existence, commerces fermés, métiers interdits, comptes bloqués, maisons confisquées, outre les menus bijoux volés. L'impressionnant, c'était l'application avec laquelle l'administration procéda. Un marchand d'œufs, dénoncé, fut déporté pour avoir vendu six œufs alors que son commerce avait été clos. Les mêmes fonctionnaires mirent la même application après la guerre au service des restitutions. Mais il ne restait plus grand monde à qui restituer. Comme rien n'est simple, à la même époque, il y eut en Haute-Loire, au Chambon-sur-Lignon, une oasis de compassion active, où quelque 5000 juifs furent cachés, en quatre ans, un par famille de fermiers. L'un des rescapés l'a raconté. Il faut dire aussi ces choses-là (FR3). Deux journalistes françaises intrépides ont séjourné à Kaboul avec une caméra cachée. Et elles ont réussi à voir des femmes afghanes dans toute l'horreur de leur condition. Interdites de travail. Battues si elles marchent seules dans la rue. Interdites d'université. De piano. Pendues si elles désobéissent; on pend hommes et femmes tous les vendredis. Exclues de l'hôpital où seuls les hommes sont soignés. Un médecin dit : «Les talibans considèrent les femmes comme des animaux, je suis désolé de vous le dire... Ce sont des sauvages.» Ainsi va l'ordre en Afghanistan. Les deux documentaires de Claude Ventura sur Sinatra, bourrés d'images inédites, furent un plaisir. L'idole, la chute, le trou noir, la résurrection et, d'un bout à l'autre, la voix. Magique. Sa philosophie : «Les femmes sont faites pour être aimées, les amis pour être protégés, les adversaires pour être haïs et l'argent pour être dépensé.» Elle en vaut une autre (Arte). F. G.

Jeudi, juin 4, 1998
Le Nouvel Observateur