Ni de Gaulle ni Mitterrand n'ont su faire rêver les Français avec l'Europe. D'où leur peur de l'avenir. Et si Chirac essayait?
Avec une persévérance que rien ne semble pouvoir entamer, les Français augurent mal de l'avenir. Malgré des raisons objectives de renouer avec la confiance, ils sont pessimistes pour le futur, seuls dans ce cas parmi les citoyens des pays développés également touchés par le chômage. Il n'y aurait donc pas relation de cause à effet. Cette méfiance de l'avenir est parfois teintée de mélancolie. «Ce ne sera plus jamais comme avant», entend-on. Assurément. Mais comment donc était-ce «avant»? Sans remonter au déluge, si l'on considère seulement le demi-siècle qui s'achève, «avant», c'est la guerre d'Indochine et son humiliant épilogue. C'est la guerre d'Algérie et son cortège de douleurs. C'est une croissance soutenue mais dont les fruits ne sont pas partagés, la grande grève des mineurs, la misère des paysans, des salaires qui augmentent moins que l'inflation, les barricades de Mai-68, de Gaulle évincé par le complot de la droite, etc. On pourrait en faire cent lignes. Bref, «avant», ça n'allait pas si bien que ça. Alors d'où vient la nostalgie d'avant? C'est peut-être qu'elle est corrélée à une France de bien avant, celle où l'on ignorait le stress, où l'on vivait à l'heure de son clocher, où l'on ne s'interrogeait pas sur le sens de la vie, Dieu en répondait, où les enfants obéissaient à leurs parents, où chacun avait conscience d'appartenir à un grand pays orgueilleux, patrie des arts. Vision idyllique si l'on songe à ce qu'était alors l'existence des paysans, des ouvriers et même des employés, mais vision incrustée dans notre patrimoine culturel. A son aune, on peut comprendre que les Français n'aiment pas l'avenir qu'ils anticipent, une vie où l'on changera d'emploi tous les six mois, un univers où quand les Indonésiens s'enrhumeront nous éternuerons. Une Europe où ils ne seront pas les premiers parce qu'il n'y aura pas de premier, mais un conglomérat où il faudra se fondre. Quel individu a envie d'être «mondialisé»? Le drame, c'est qu'il n'y a pas eu un président capable de leur raconter l'Europe autrement qu'en termes économiques, en faisant sa part au rêve. De Gaulle aurait pu le faire, il ne l'a pas fait. Mitterrand, si sincère européen cependant, a raté le coche. L'Europe a cruellement manqué d'un grand communicateur, d'un grand publicitaire, et aussi de deux ou trois initiatives qui lui auraient donné une autre physionomie que celle d'une grande surface à succursales multiples. Maintenant il est tard. Si Chirac s'y mettait un peu? Il n'est jamais trop tard pour avoir du talent. Umberto Eco, sémiologue, est parfois décourageant. Journaliste, il est savoureux. Le recueil d'articles qu'il a présenté chez Pivot, «Comment voyager avec un saumon», est pour nous faire rire avec un sujet universel : la bêtise. Il y énumère une série de situations de la vie moderne et comment en sortir. Comment ne pas parler de football, comment déchiffrer un mode d'emploi, comment manger en avion du canard aux petits pois (là, Eco décèle un complot international de la bêtise contre les voyageurs), comment utiliser un logiciel vu que c'est manifestement une secte sadique qui en conçoit le langage. Et que dire du téléphone portable, nouvelle forme d'esclavage? Est-ce que les puissants répondent au téléphone? Non. Ils ont vingt-cinq secrétaires. Se faire appeler par un portable, c'est un signe d'infériorité sociale. Le portable devrait être réservé aux médecins et aux plombiers... Tout cela était dit avec une verve réjouissante. On avait envie de poursuivre son catalogue. Comment ouvrir une porte dont le code d'accès a été changé, par exemple, gaieté propre à la vie moderne. Dans la même émission, le professeur Axel Kahn a «tout dit» sur le clonage des êtres humains qui, selon lui, se fera dès que ce sera techniquement possible. Des laboratoires y travaillent de tous les côtés. Alors les femmes pourront s'autocloner, pas les hommes. Ils auront toujours besoin d'une femme, hé oui! Axel Kahn est opposé au clonage humain. Agréable surprise : les participants aux Césars ont été laconiques, même dans la muflerie comme Roland Bacri. Peu d'effusions, un bon rythme, un zeste d'émotion avec Ariane Ascaride. Et la grâce avec Juliette Binoche, discrète, exquise. C'est l'antistar. Le crime de Bruay-en-Artois est une histoire sinistre ? une jeune fille assassinée, un notaire soupçonné, jeté en prison par un juge fanfaron et devenant la cible des maoïstes soutenus par quelques intellectuels enfourchant la lutte des classes, une montée inouïe de la haine dans la petite ville minière. Je me souviens que pour accabler le notaire les maos assuraient qu'il mangeait des biftecks d'une livre, preuve de son ignominie bourgeoise. L'assassin n'a jamais été identifié. Un suspect a été acquitté. Les maos se sont décomposés. Les parents pleurent toujours leur enfant. On n'avait pas vraiment envie de se rappeler les affligeantes journées de Bruay (FR3).F. G. P.-S. ? J'ai écrit ici que le concubinage était interdit aux Etats-Unis entre groupes industriels et groupes de communication. C'est faux. J'ai été induite en erreur parce que, pour d'autres raisons, Westinghouse s'est séparé de CBS. Pardon.
Jeudi, mars 5, 1998
Le Nouvel Observateur