Dans les débats sur la programmation d'Arte - dont la réputation grandit, même chez nos voisins - éclate la différence profonde entre l'imaginaire allemand et l'imaginaire français
C'était à Francfort, l'autre semaine. Je débarque de Paris dans un grand hôtel de la ville. Dans ma chambre, j'allume la télévision. Il y a une télécommande ornée de trois boutons. Je pousse le premier. Apparaît un couple nu, se livrant à des jeux affriolants... Je change de chaîne. Sur la deuxième, il y a du football, sur la troisième, une fiction larmoyante. Retour sur la Une : pas de doute, c'est du porno que la télévision allemande me propose au milieu de l'après-midi, et du porno hard! Incroyable. Deux heures plus tard, tandis que le programme se poursuit, j'ai l'explication de ce phénomène : il s'agit d'une chaîne interne à l'hôtel dontles clients peuvent disposer en continu. Chaque fois qu'ils se branchent dessus, un déclic se produit et leur compte est débité d'une somme X, le prix à payer pour ces plaisirs torrides. De telles gâteries sont-elles proposées dans les grands hôtels français, je n'en sais rien, et d'ailleurs peu importe... Mais j'allais calomnier la brave, l'honnête télévision allemande si convenable, avec ses 18 programmes nationaux, ses 61 programmes régionaux, la plus abondante d'Europe. Pour voir quoi? Sur les grandes chaînes, RTL,SAT (privées), ZDF, ARD (publiques), sporten quantité, feuilletons, films, talk-shows,variétés, documentaires, les programmes ne se distinguent pas, dans leur nature, des programmes français, sinon par leur parfum national, une façon de fouiller les sujets, de s'étaler, un certain rire aussi... Mais les Allemands n'ont rien inventé. Personne, d'ailleurs, dans aucun pays n'a rien inventé en matière de télévision. En gros, la recette est universelle. Seulement en Allemagne, si les chaînes privées sont infestées comme partout par la publicité, dont les spectateurs se disent excédés, les chaînes publiques, financées par la redevance, sensiblement plus élevée qu'en France (1152 francs), limitent à vingt minutes leur dose quotidienne de publicité, bloquée de 17h55 à 20 heures sur ARD par exemple, ou concentrée l'après-midi sur ZDF. «Jamais de publicité après 20heures, nous partons de l'idée que l'overdose est dissuasive», dit-on à ARD. La soirée commence tôt. A 20heures, les Allemands ont déjà dîné quand commence le Tageschau, le Journal, annoncé par un coup de gong. Présentateurs froids, austères, qui se gardent de toute trace d'émotion ou de sentiment. Aussi leur vedettariat est-il beaucoup moins accusé qu'en France. Au milieu du foisonnement de chaînes, comment se situe la petite Arte? On mentirait en disant que c'est un triomphe. En France, elle fait trois, quatre, parfois cinq points d'audience. En Allemagne, elle dépasse rarement deux points. C'est que l'entreprise, séduisante dans son principe, est folle. Rien n'est plus national que le goût, et c'est de goût qu'il s'agit, de sensibilité. Les Français sont rebutés par les soirées thématiques entièrement consacrées à un seul sujet. Les Allemands y tiennent absolument. Une soirée consacrée à Brassens après le succès, en France, de la soirée Hallyday? Les Allemands ont refusé. L'affaire Dreyfus? Un succès en France, un échec en Allemagne. «La Montagne magique»? Le contraire. Seuls «les Alsaciens», bien que controversés, ont fait mouche des deux côtés de la frontière. L'établissement des programmes est laborieux. Ils doivent d'abord obtenir le feu vert de Paris, puis la majorité des deux tiers à la conférence mensuelle franco-allemande des programmes à Strasbourg. Tout cela peut prendre six mois. Les relations ne sont pas mauvaises, même si les Allemands déplorent que les Français soient si rares à parler leur langue; parfois tendues cependant. Quand il s'agit d'émissions historiques, animalières, musicales, on s'entend assez vite. Dans le domaine de la fiction éclatent les divergences, la différence profonde entre l'imaginaire français et l'imaginaire allemand. Au milieu de dures contraintes, la réputation d'Arte avance cependant. La chaîne a reçu lacaméra d'or de «Hörzu» (le grand journal dela télévision), le prix de l'Institut de l'Audiovisuel Adolf-Grimm, le prix franco-allemanddu journalisme pour l'excellent «81/2», le journal d'Arte. L'harmonie franco-allemande sur un terrain aussi glissant, celui de la spécificité culturelle, n'est pas encore atteinte. Mais dans le concert des chaînes allemandes, Arte a su faire entendre sa petite chanson... F. G.
Jeudi, novembre 28, 1996
Le Nouvel Observateur