800 personnes qui tiennent tout et interdisent que la France soit un Etat de droit? Le juge Jean-Pierre n'y va pas de main morte
Ils sont sept - sept magistrats - qui se sont réunis à Genève d'où ils ont lancé un appel contre la corruption. Jean-Marie Cavada a eu la bonne idée d'inviter quatre d'entre eux, le Suisse, l'Italien, le Belge, et un Français bien connu ici, Renaud Van Ruymbeke, pour qu'ils nous en disent un peu plus sur ce fléau, comment il se propage et se développe, selon leurs propres termes, de façon très inquiétante. On comprit, à les entendre, qu'il s'agit d'un phénomène international et qu'il est pratiquement impossible de le combattre efficacement si chaque magistrat reste cloué derrière sa frontière, s'il est impossible, par exemple, à un magistrat français de procéder à des investigations en Suisse, impossible à tous de pénétrer à l'étranger les réseaux de corruption tissés sur toute l'Europe et les paradis fiscaux. Ils savent comment la corruption fonctionne : «Nous avons trouvé les clefs, dit l'Italien, mais pour ouvrir les coffres-forts il faut une volonté politique. Une stratégie internationale.» C'est cette volonté qu'ils appellent énergiquement de leurs vœux, et dont ils ont tenté de faire saisir l'urgence. Ils étaient émouvants, ces juges, fonctionnaires mal payés qui luttent avec des armes dérisoires contre des forces insaisissables et qui se heurtent, dans leur propre pays, à l'inertie, pour ne pas dire davantage, des responsablespolitiques... Coïncidence : dans son «Vrai Journal», excellente série de sujets courts et percutants en quête de vérités, Karl Zéro interrogeait le juge Jean-Pierre qui n'a pas non plus la langue dans sa poche (Canal+). Il affirma que tous les dossiers instruits par le juge Van Ruymbeke sur des affaires d'enrichissement personnel ont été enterrés. Selon lui, 800 personnes, la privilegiatura, tiennent tout et interdisent que la France soit un Etat de droit. On commençait à se sentir mal. «Envoyé spécial» s'est consacré à la Corse - il y a de quoi - pour faire un point très complet de la question. Derrière les attentats, il y a d'abord un racket, un chantage qui réduit les victimes au silence. Sous couleur de nationalisme, c'est de l'argent que l'on récolte. Il y a la peur de parler, omniprésente, qui ne facilite pas la recherche des coupables. Il y a la timidité de la justice qui n'est pas soutenue par Paris, au contraire. Ce sont d'étranges instructions qui sont données parfois. Les magistrats se sentent bien seuls. Il y a eu enfin ces funestes négociations avec les plus excités pendant lesquelles toute répression s'est arrêtée. Et c'est ainsi que 200 voyous tiennent le haut du pavé, au sein d'une population excédée. On compte cinq groupes clandestins qui s'entre-tuent pour le contrôle de l'argent du racket. Quand on entend le député RPR Rocca Serra dire d'une voix douce : «N'exagérons rien. Il n'y a pas de violence...» , on croit rêver. De la même voix douce, il reconnaît qu'il est souvent intervenu afin qu'une peine infligée à un terroriste soit diminuée «pour qu'elle soit supportable par la famille» . Il y a eu 600 attentats en Corse depuis un an. Un sinistre record. Après les Corses, les Alsaciens. Là, il ne s'agissait pas d'un reportage mais d'un feuilleton mettant en scène une riche famille d'Alsheim et ses déchirements. Entre 1871 et 1945, les Alsaciens ont changé quatre fois de langue, d'uniforme, d'Etat. A l'intérieur d'une même famille, on a été successivement pro-français, pro-allemand. Ce sont ces divisions qu'Henri de Turenne et Michel Deutsch ont voulu montrer. Ils l'ont fait avec délicatesse en sachant tisser d'émotion l'histoire de Mathilde de la Tour, mariée à un Français, de son fils, marié à une Allemande, de ses petits-fils qui, en 1914, combattront l'un contre l'autre. Les deux langues, habilement mêlées, donnent un caractère d'authenticité aux dialogues. On regrettera seulement une pauvreté de moyens dans la mise en scène qui touche à la misère... Jimmy Goldsmith me donne de l'urticaire. Anglais quand cela lui sied, Français quand cela lui va, à la tête d'une immense fortune dont il se targue, édifiée sur la libéralisation des échanges qu'il combat aujourd'hui, s'achetant un siège de député européen sur une liste d'extrême-droite, il a toute l'arrogance de l'argent. Que faisait-il à «7 sur 7», pérorant contre l'Europe? Il n'a tout de même pas payé pour y être invité? Ou bien si? F. G.
Jeudi, octobre 17, 1996
Le Nouvel Observateur