L'action humanitaire doit-elle choisir son camp ou s'en tenir au devoir de neutralité? C'est la grande question - sans réponse - que pose le film de Rony Brauman
C'est épatant, cet Euro96. Un match tous les jours ou presque. Du beau football. Des enjeux. Des Français qui gagnent, au moins jusqu'à présent. Contre la Hollande, on a eu chaud... Ensuite, commencera le Tour de France. Puis les jeux Olympiques. De quoi détourner, provisoirement, les esprits des pensées moroses que continuent à nourrir les Français. Si l'on en croit Jean-François Kahn, qui s'exprimait dans le cadre de «Polémiques» avec sa véhémence coutumière, «il va y avoir une révolution». Les Français n'en peuvent plus des promesses non suivies d'effet, d'une situation stagnante de plus en plus insupportable. Une révolution, dit-il, c'est ce qui nous attend. Philippe Séguin, interrogé à «Droits d'auteur» à propos de son dernier livre, dit presque la même chose : «Ça ne peut plus durer... Une société qui ne peut pas fournir un projet de vie est une société qui ne fonctionnera pas longtemps.» Un bon expert dit tout au contraire : «Il est probable qu'en 1997 on fera 3%d'expansion. Cela donnera 250000chômeurs de moins par an. La France restera triste, morne, abattue, mais calme.» Qui croire? En fait, l'avenir est indéchiffrable comme toujours, mais l'idée que l'on s'en fait commande l'état d'esprit du présent et devient du même coup un élément actif. Révolution ou paix sociale, la question reste ouverte. On était loin de l'actualité française avec Jules Roy, honoré à «Bouillon de culture», à «Droit d'auteurs», à «Un siècle d'écrivains». Ce beau vieillard a gardé, à près de 90ans, une verve et un bonheur d'expression qui font merveille à la télévision. Il s'est rendu en Algérie pour aller déposer des roses sur la tombe de sa mère et il en est revenu avec un récit déchirant. L'Algérie, il l'aime, c'est sa terre natale, mais aujourd'hui qu'est-elle devenue? Il le dit sans colère mais avec une infinie douleur : là-bas, tout est mort et désespérance... L'armée, dont il a démissionné pendant la guerre d'Indochine pour protester contre l'usage du napalm, il l'a aimée aussi. Sinon il n'y serait pas resté si longtemps. Mais un jour, tout de même, il a claqué la porte. Il est incapable d'obéir contre l'idée qu'il se fait de l'honneur, et c'est ce qui le rend si attachant aujourd'hui encore, cette rébellion dont il reste tout vibrant... Autre chose, qui force la réflexion : l'action humanitaire. Rony Brauman, qui fut le président de MSF, a écrit un film qui en retrace l'histoire depuis la création de la Croix-Rouge par Henri Dunant en 1864 (Arte). La guerre de14, c'est le triomphe de l'humanitaire, quand les maladies et les épidémies font deux fois plus de victimes que les combats. Mais les questions commencent après, en Ukraine : faut-il renforcer les bourreaux pour sauver les victimes de la famine? Hoover obtiendra des conditions convenables de contrôle du ravitaillement. Pendant la dernière guerre, la Croix-Rouge, informée cependant, ne dénoncera pas les camps de concentration. Devoir de neutralité? Cette notion volera en éclats au Biafra, où les humanitaires nourriront les séparatistes. Arrive la tragédie des boatpeople, quand le Vietnam s'installe à PhnomPenh et que l'exode des populations, dos à la mer, est épouvantable. Naît la fable d'une famine qui n'existe pas. Des tonnes de marchandises arrivent. Oxfam, l'organisation anglaise, considère qu'elles doivent servir à la reconnaissance du nouveau régime. Neutralité? Commence la grande famine de l'Ethiopie qui va sensibiliser des foules entières. L'aide alimentaire afflue. Mais quel usage le gouvernement en place en fait-il? Il attire avec elle les populations, et ensuite les déporte à l'intérieur. MSF dénonce cette situation et se fait expulser. Bosnie, Rwanda... Là, l'humanitaire devient le crime parfait, dit Rony Brauman. Pas de coupables, rien que des victimes. Alors, que faut-il faire? Témoigner certainement, quand il y a lieu. Et puis? La faiblesse du film, c'est que l'on ne sait pas ce que Brauman veut dire. Que la neutralité est un leurre? Que là où sévit la guerre, c'est-à-dire dans la plupart des cas, il faut choisir son camp? Ce n'est pas clair. Et cette question est trop grave pour la maintenir dans l'ambiguïté. L'action humanitaire n'est pas un hochet pour consciences malheureuses. F. G.
Jeudi, juin 27, 1996
Le Nouvel Observateur