il s'appelle Bernard-Henri Lévy. Affrontement inévitable ? C'est mal connaître les deux séducteurs...
La pluie épaisse du Mexique s'abat d'un coup sur le toit où Alain Delon, ivre, poursuit Marianne Denicourt, sa femme... Les prises de vues sont suspendues jusqu'à ce que le ciel y consente. Il est minuit. Personne ne bronche. Etonnante équipe mâtinée de Belges, de Canadiens, de Mexicains, de Français, qui ne renâclent jamais devant une nuit de travail, ou quelques heures supplémentaires. Il faut aller à Cuernavaca pour voir cela. Delon rôde comme un loup, silencieux. Il est superbe avec ses cheveux poivre et sel qui le vieillissent à peine. Soudain la pluie cesse, net. Chacun s'ébroue. On va tourner, on tourne. D'une détente de fauve, Delon atteint sa femme qui cherche à lui échapper, la jette dans une fosse et la viole. M.Delon, 60 ans, fait cela avec l'aisance d'un jeune homme. C'est assez beau à voir. Toute l'équipe attendait avec curiosité, parfois avec ironie, les étincelles qui ne pouvaient manquer de jaillir entre l'acteur, célèbre par ses éclats, et Bernard-Henri Lévy metteur en scène débutant, en somme. Delon en a croqué plus d'un de ces amateurs qu'il appelle, en souvenir de son ami Gabin, «des usurpateurs». Il en a remis plus d'un à sa place derrière une caméra que le malheureux hésitait à placer. Il en a humilié plus d'un de son mépris. Quand on a été l'interprète de Visconti, Losey, René Clément, Melville, on devient impitoyable à l'amateurisme. Il l'est. Allait-il croquer BHL? On l'a beaucoup dit avide de pouvoir, déterminé à commander là où il se trouve. Les choses sont sans doute un peu plus compliquées. Il cherche l'épreuve de force. Mais il aime qu'on lui oppose une autre force, une autorité. Qu'il la trouve et alors il devient doux comme un agneau. Enfin, presque. Il ne faut pas le chatouiller. Il se fait une certaine représentation de lui-même et de sa dignité qui le rend nerveux quand on prétend y attenter. Alors, moralement, il cogne. Tout a donc commencé, entre Delon et BHL, par un affrontement violent ? dont ils ne parlent aujourd'hui ni l'un ni l'autre. Il s'agissait d'une scène où Delon, dans le rôle d'un écrivain vieillissant façon Hemingway que l'inspiration déserte et qui a réfugié son angoisse au Mexique, Delon donc boxe avec un jeune homme, mince comme une crevette, Xavier Beauvois. BHL a prévu que le jeune homme le domine et l'envoie à terre. Et là, Delon explose. Le public n'admettra jamais qu'Alain Delon soit écrasé par une crevette. Jamais. Il refuse de tourner une telle scène. BHL parlemente, en vain, sous les yeux de l'équipe atterrée, pendant de longues minutes. Et finit par dire : «Vous avez peut-être raison. Mais dans ce cas, il faut que je modifie le scénario. Il me faut deux jours pour réfléchir. Je suspends donc les prises de vues pendant deux jours. ? Quoi!, hurle Delon, vous voyez bien que vous êtes un écrivain, monsieur le Metteur... Vous ne vous souciez pas de mettre des gens en chômage pendant deux jours! Moi, je n'accepte pas cela! J'aime encore mieux la tourner, votre scène. Allez, allons-y. J'accepte. Je suis un robot. Vous faites de moi un robot.» Ainsi s'acheva la première épreuve de force. Il n'y en eut pratiquement pas d'autres, ou minimes. Le plateau est calme. L'atmosphère laborieuse. Chacun sait ce qu'il a à faire et le fait sans bruit. Aujourd'hui Delon dit : «Je suis un inconditionnel de Bernard-Henri Lévy. Il a du courage. C'est un metteur en scène debout. D'ailleurs, vous avez vu? Il ne s'assied jamais.» Je lui demande : «Pourquoi n'avez-vous pas fait carrière dans l'armée? Discipline, honneur, courage... Vous étiez fait pour être officier. ? J'aurais bien aimé. Mais je n'avais fait aucune étude. Et après l'Indochine on m'avait renvoyé dans mes foyers. Alors quoi? Etre sergent? Non. Mais j'ai eu un capitaine, je me serais fait tuer pour lui. Pour lui et pour de Gaulle.» De Gaulle est son grand homme. On peut choisir plus mal. «Et vous n'avez pas été un peu voyou, à certains moments de votre vie?» Il sourit : «Un peu. ? Le cinéma, vous en avez rêvé quand vous étiez voyou? ? Pas du tout. C'est un pur hasard. Quelqu'un m'a remarqué et m'a fait tourner, un film avec Feuillère et Blier. Quand on a fini, Feuillère a dit : On n'arrête pas un cheval de course..." Je n'ai plus arrêté.» On connaît la scène, célèbre, où l'état-major de «Plein Soleil» était réuni, avec les deux interprètes principaux, Maurice Ronet et Alain Delon, et où Delon dit : «Mais c'est le rôle de Ronet qui est pour moi!» Dans le silence, s'éleva la voix de Mme René Clément, égérie toujours écoutée de son mari qui, avec son bel accent russe, dit : «Le petit a raison...» Et il eut le rôle. Il sait toujours ce qui est pour lui. C'est ainsi qu'il a construit, de film en film, un personnage dont il lui faut, avec les années, sortir. Et ce n'est pas le plus simple. Il lui faut accepter d'être battu dans un combat de boxe. Et ça lui fait mal. D'autant plus que c'est un acteur physique, qui joue avec tout son corps entretenu avec soin par le sport ? il ne boit jamais, il ne fume jamais ?, qui est encore magnifique et capable d'exploits mais bon, il a 60 ans... Son jeune partenaire, Xavier Beauvois, dit de lui : «Sa force, c'est qu'il n'est pas Delon quand il vous regarde. Il est son personnage jusqu'au fond des yeux. Alors tout est simple...» Encore faut-il qu'il trouve maintenant des personnages à sa pointure. Réalisateur lui-même («Nord») Xavier Beauvois ajoute : «En tournant avec lui, j'ai compris que je n'aurais pas encore la maturité nécessaire pour diriger un acteur de cette dimension...», ce qui fait honneur à son discernement. Pourquoi Delon n'a-t-il pas eu plus d'ambition dans les films qu'il a produits ou réalisés lui-même? Pourquoi s'est-il, un temps, galvaudé? Il ne répond pas ou par une pirouette. Le sûr est que le moment est venu pour lui de changer d'emploi. C'est ce que lui offre «le Jour et la nuit», un rôle d'homme mûr, tragique, entre trois femmes, l'une qui fut aimée, l'autre qu'il a épousée, la troisième dont il tombe amoureux mais que la mort va lui enlever... Pourquoi a-t-il accepté d'être dirigé par un metteur en scène inexpérimenté? D'abord, BHL l'a eu au charme. Ce n'est pas le premier. Il a eu aussi Lauren Bacall au charme, elle en convient. Le couple Delon-Bacall s'est observé pendant tout le film avec un respect réciproque. Comme on se respecte entre monstres. En dehors du charme, qu'est-ce qui l'a séduit dans ce projet? Quelques petites phrases où il s'est retrouvé dans la peau de l'écrivain célèbre et vieillissant, quelques petites phrases qu'il a eu plaisir à dire. L'histoire? On ne sait jamais comme ça tourne, une histoire, mais il a aimé son personnage. Il sait qu'il risque gros. Qu'il prendra là le tournant de sa carrière ou qu'il ne le prendra pas. Mais il a confiance. Il est subjugué par BHL, l'intellectuel, l'écrivain, qui met en scène comme si c'était son métier. Celui-ci a-t-il réussi dans son entreprise? Trop tôt pour le dire. Pour l'heure, on sait qu'il y a dans le film un climat particulier, celui du Mexique, une couleur, quelques belles scènes dramatiques, un parti pris, celui du «point de vue». Depuis que Sartre a interpellé les écrivains en leur disant : «Qui êtes-vous pour croire que vous savez ce qu'il y a dans la tête de vos personnages? Dieu? Vous n'êtes pas Dieu», interpellation qui a pesé sur toute la littérature romanesque qui a suivi, personne n'a transposé cette formule à l'écran. BHL le fait : tout ce qu'il montre est assorti du «point de vue» de quelqu'un qui regarde. C'est peut-être artificiel, peut-être très bon, une nouvelle rhétorique. Il a intégré dans son histoire les révoltés du Chiapas, cette poignée d'hommes dirigés par le commandant Marcos, qui a essaimé en petits groupes révoltés à travers le pays. Marcos est en train de devenir un personnage légendaire dont les femmes, en particulier, raffolent. La légende veut que les belles Mexicaines exigent désormais de leur mari qu'ils s'affublent d'une cagoule avant de prétendre à leurs faveurs. Au cours d'une conférence de presse, Delon a été interrogé: «Accepteriez-vous de voir le commandant Marcos?»Pourquoi pas ? a-t-il répondu en substance. Le lendemain, la presse en faisait les titres : «Alain Delon va rencontrer Marcos.» C'était prématuré. Marcos n'était pas au courant et il faut cinq à six jours pour lui faire parvenir un message. Delon a quitté le Mexique avant que cette rencontre «historique» ait lieu. Mais l'émoi provoqué par sa seule annonce a fait l'événement. Marcos n'est pas dans «le Jour et la nuit». Les révoltés d'un village, qui s'est rebellé le jour où l'on a voulu prendre les terres pour y construire un golf, ne sont qu'épisodiques mais essentiels dans l'action. Est-ce que tout cela se noue bien avec les montgolfières rouges, bleues, jaunes dans lesquelles Alain Delon se déplace, qu'il a appris à gouverner lui-même au péril de sa vie, et la crinière blonde d'Arielle Dombasle dont il est épris à en mourir, et les glapissements de Karl Zéro, est-ce que la magie du Mexique traversera le film avec ses pluies ruisselantes et son soleil de plomb... Tout est là. Pour l'heure, Lauren Bacall et Alain Delon ont fini de tourner. La belle Américaine n'a pas laissé que des regrets, bien que chacun s'accorde sur son côté magique, cet art qu'elle a de tout dire d'un geste, d'un regard, d'un déhanchement quand elle danse. On lui reproche d'être désagréable avec le petit personnel. Delon, le bien-aimé, bon camarade, généreux, courageux et même téméraire, a emporté en revanche les suffrages. Arrivant le premier sur le plateau, partant le dernier, restant cinq heures dans une piscine d'eau sale glacée sans broncher, servant avec ferveur la grand-messe du cinéma. Comme il ferait d'un art sacré, ce Delon a forcé l'estime et le respect. Il est parti emportant deux sculptures d'un artiste joliment nommé Victorugo Castaneda. Maintenant, il téléphone parfois le matin de Paris pour dire qu'il suit le travail sur les feuilles de journée, qu'il est triste de ne plus être présent, qu'il s'ennuie, que BHL lui manque... C'est une idylle, ma parole! Qui l'eût cru? F. G. "
Jeudi, juin 20, 1996
Le Nouvel Observateur