«Je veux pouvoir dire merde à un journaliste. Je le dirai», déclare le Premier ministre. Et on voit bien qu'il n'aime pas grand monde, sauf Jacques Chirac
Quand on aperçoit Alain Juppé à la télévision, le teint blême, on a envie de le mettre au lit avec une bouillotte. Auteur d'un long reportage sur lui, d'un portrait, Michèle Reiser a eu le bon esprit de le photographier dans les Landes où un soleil affectueux l'avait hâlé. Et c'était un autre homme. Il était là, détendu, chez lui, paisible, rappelant qu'il est un enfant de la toute petite bourgeoisie qui a conquis ses diplômes de haute lutte et qui en est fier, comme il est fier d'être aujourd'hui Premier ministre. Il ne se situe nulle part sur l'échiquier politique, exaspéré «par cette bonne conscience qui sue par tous les pores des gens de gauche» , et dur avec la droite, «son égoïsme, sa peur, son étroitesse d'esprit» . Alain Juppé n'aime pas grand monde, c'est évident, sauf Jacques Chirac. Le mépris impatienté lui est plus naturel que la bienveillance. Il a pris des coups. S'est-il blindé? Il le dit, bien qu'en vérité personne ne se blinde jamais. Cependant, il a décidé de dire ce qu'il pense désormais. Il n'a plus envie d'être prudent : «Je veux pouvoir dire merde à un journaliste. Je le dirai.» Quelles sont les voluptés d'un métier de galérien? Etre applaudi, ah! ivresse! Il a manifestement gardé un souvenir ému de cette séance à l'Assemblée où l'hémicycle entier ou presque lui a fait une ovation lorsqu'il présenta le fameux plan Juppé. En fait, c'est son seul bon souvenir en un an. Et, de façon plus personnelle, quel homme est-il? «Je suis très angoissé. J'ai peur de la maladie. J'ai peur de la mort. J'ai 50 ans, cela signifie que je suis sur la pente descendante.» Et ceci encore : «Aller dîner avec trois copains, quelle barbe, mais avec trois femmes, quel plaisir!» Le film de Michèle Reiser était sans malice. Et c'est peut-être ce qui lui manquait, la question déstabilisante, pénétrante, qui eût percé plus loin. Mais, en se livrant un peu, Alain Juppé a bien travaillé pour sa propre image. Il lui reste à la rendre populaire, c'est une autre histoire. Et pourtant, comme il a envie d'être aimé... La culture générale, qu'est-ce que c'est? C'est le genre de questions sur lesquelles tout le monde sèche et que Bernard Pivot adore poser. Réponse de Philippe Sollers : «C'est ce que chaque individu peut obtenir par lui-même. Moi j'ai été obligé de découvrir moi-même la Bible, la Chine...» Autre définition, de Jacques Rigaud : «C'est ce qui, dans les connaissances acquises, donne accès à la culture en général.» Est-elle en régression, cette culture générale? La distinction faite entre les générations fit bouillir Averty qui s'écria : «Il y a des jeunes cons et des vieux cons!» La discussion partit de tous les côtés pour aboutir, bien sûr, à la télévision mère de tous les maux, qui fut curieusement défendue par Jacqueline de Romilly, vaillante combattante du grec et du latin : «En zappant, on tombe parfois sur de bonnes choses... Ainsi, je n'avais jamais été renseignée sur la reproduction de l'otarie...» Ce fut le mot de la fin. La Cinquième entame une série sur «les Grandes Batailles de la République», dans son excellente émission «le Sens de l'histoire». Premier numéro : la guerre entre l'Eglise et l'Etat. Chacun s'accorde à reconnaître que cette guerre appartient au passé. Mais que de combats! Que de passion! Le film commenté par Jean-Noël Jeanneney avait le mérite de retracer les origines d'un conflit qui marque la ligne de fracture spécifique à la France, laïque d'un côté, cléricale de l'autre. Une fracture qui, à la moindre occasion, redevient sensible. Récurrente comme une sciatique. Une bonne leçon d'histoire. Cinquante-deux minutes, moins deux plages publicitaires, moins le rappel de la semaine, cela ne laisse pas le temps de s'étaler. Le dialogue entre MgrLustiger et Jean-Marie Colombani, organisé par Anne Sinclair, fut un modèle de ce que les contempteurs de la télévision lui reprochent. Petites phrases, sujets abandonnés à peine effleurés, approche superficielle des choses. Comment fourrer, à deux, la situation en Algérie, l'immigration, les droits de l'homme, la Corse, le retour du religieux, en quelques minutes? En faisant court. Donc, ils firent court. Mieux entraîné, Jean-Marie Colombani réussit néanmoins à glisser quelques petites choses. On retiendra son cri sur la Corse : «Elle est sur le fil du rasoir, au bord de la guerre civile.»F. G.
Jeudi, mai 30, 1996
Le Nouvel Observateur