FG relate les circonstances dans lesquelles s'organisa la réalisation en public d'un tableau collectif initié de façon spontanée par un collectif de 90 peintres célèbres, à Cuba.
Cette photo est la première d'une manifestation sans précédent.
Quatre-vingt-dix peintres et sculpteurs — parmi lesquels des artistes de renommée internationale : César, Labisse, Rebeyrolles, Messagier, Corneille, Wilfredo Lam, etc. — auxquels s'étaient joints Peter Weiss (« Marat-Sade ») et Michel Leiris, se sont partagé les quatre-vingt-dix cases d'une immense spirale et, hissés sur des échafaudages, ont peint en public, au gré de leur inspiration, cet hommage pictural à la révolution cubaine.
Invités au nom du gouvernement par M. Carlos Franqui, qui préside, avec une vigilante passion, aux activités culturelles de Cuba, les peintres de Paris venaient, en principe, présenter au public de la Havane une sélection de deux cent vingt-cinq toiles, gravures et sculptures choisies parmi les œuvres exposées il y a quelques semaines au Salon de Mai.
Jeu de l'oie. En attendant que cette précieuse cargaison atteigne la Havane, les peintres voulurent manifester leur gratitude. L'un d'eux, Arroyo, lança l'idée d'une toile collective. Un autre suggéra l'organisation en spirale, les cases de ce singulier « jeu de l'oie » étant dévolues par tirage au sort.
Alors, avec une vélocité toute cubaine, un panneau géant de toile blanche fut tendu. En plein air. Presque dans la rue. Des dizaines de tubes de peinture furent déversés sur un praticable, étranges petits fours d'un étrange buffet où chacun vint se servir. Et, dans la nuit moite des tropiques, ce qui aurait pu ressembler à un canular d'élèves des Beaux-Arts prit soudain l'allure d'une cérémonie magique et quelque peu surréaliste, célébrée au cœur d'une véritable fête populaire.
D'un côté de la rue, massée sur le trottoir, la foule cubaine, qui va de l'ivoire à l'ébène en passant par tous les dégradés du brun, une foule joyeuse, rieuse, bruyante.
De l'autre côté de la rue, sur une vaste estrade montée pour la circonstance, un spectacle tel qu'on en voit au Lido : girls superbes, savamment dénudées et empanachées, requises dans la plus célèbre boîte de nuit de la Havane ; chanteurs et chanteuses lançant vers le ciel « Les Parapluies de Cherbourg » et « Strangers in The Night » chantés en espagnol. Déesse révolution. Derrière l'estrade, la surplombant de quelques mètres, une large butte escarpée, d'où jaillissent ces arbres exubérants dont parlent les romans exotiques, et quatre-vingts mètres carrés de toile blanche se remplissant peu à peu de taches, de volutes, de traits, de couleurs.
Il n'y a pas d'individualisme plus forcené que celui du peintre, pas de peintre de quelque valeur dont on ne reconnaise la facture. Pourtant, pendant qu'ils travaillent, dos à la foule qui ponctue leurs gestes de ses cris, quelque chose d'inouï se produit : au fur et à mesure que s'allument, en quelque sorte, les cases où chacun s'emploie, ce n'est pas la diversité des talents exprimés qui s'affirme, mais une sorte de cohérence interne, d'harmonie puissante. Tout se passe comme si, portés par la collaboration fervente du public, ces hommes, dont beaucoup sont d'honnêtes et paisibles petits-bourgeois, travaillaient soudain à édifier, non leur propre petit monument, mais la cathédrale de tous, où l'on adorera la déesse Révolution.
La foule trépigne. L'orchestre fait éclater ses cuivres. Les girls caracolent. Il est minuit passé. Et les caméras de la télévision, qui se sont mises en place dès 7 h 30, continuent à transmettre la cérémonie pour tous ceux qui n'ont pas pu venir.
Personne n'a dîné, mais qui y songerait ? Les Français présents, vaguement incommodés par la chaleur humide qui, en pleine nuit, trempe leurs chemises et plaque les robes légères sur les corps glorieux des Cubaines, les Français qui ont rarement le goût réel de la foule et des manifestations collectives, se laissent peu à peu gagner par l'exaltation générale. Pas une goutte d'alcool n'a été versée et, pourtant, c'est l'ivresse. Comme si coulaient d'une fontaine le vin capiteux de la fraternité, le miel de la tendresse et le nectar de cette sensualité diffuse où baigne la nuit.
Mystérieuse connivence. Si jamais « happening », spectacle non élaboré où l'on ne sait plus qui est l'acteur, qui le spectateur, mérita son nom, c'est bien en cette soirée de juillet.
La « fiesta » passée, il restait, le lendemain, à observer, de sang-froid, le panneau achevé, qui avait été transporté à la Casa de Las Americas où, sans doute, il demeurera. Il vibre non seulement de toutes ses couleurs, mais de quelque chose qui n'a pas de nom. Quelqu'un murmura : « Le Musée d'Art moderne de New York paierait une fortune pour l'avoir... »
Le jeune ministre des Finances, M. Orlando Perez, esquissa un sourire gourmand. Alors, sur le visage émacié de M. Carlos Franqui, qui a fait l'étonnant pari d'initier d'un coup le peuple cubain à l'art moderne, et d'intégrer cet art à la vie quotidienne, sur le visage de M. Franqui passa l'expression d'une mère à laquelle on propose d'arracher son nouveau-né pour le vendre à des saltimbanques.
« Jamais, dit-il, jamais ! »
Et s'il se passe bien d'autres choses à Cuba, aucun de ceux qui prêtent quelque intérêt à cette mystérieuse connivence entre un peuple, une situation politique et l'expression artistique de cette situation, ne pourra désormais aller à la Havane sans s'arrêter longuement devant ce qu'on appelle maintenant là-bas « le Mural ».
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
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