Qui était-elle? La petite lycéenne de Saigon qui découvre la passion avec un milliardaire chinois ou la militante du PC qui ne voulait pas désespérer du communisme? La féministe qui a dit comme aucune autre le désir des femmes ou cet auteur célèbre folle d'elle-même?
Le plus grand écrivain français ou cette battante minuscule accrochée bec et ongles à la vie? Toutes les femmes à la fois, bien sûr. Marguerite Duras est morte dimanche dernier à 81 ans. Elle laisse plus de cinquante œuvres: romans, pièces de théâtre, films - et un vide si grand qu'on mesure déjà son importance dans le siècle. Ceux qui l'ont connue et aimée - et ils étaient nombreux à «l'Obs» ! - vous racontent «leur» Duras.
C'était une drôle de personne. Marguerite Duras... Toute menue avec une tête un peu trop grosse pour son corps qui, longtemps, fut frêle... Un petit visage irradiant la sensualité... Une boule de passion et de sanglots mêlés... Ainsi l'ai-je connue du temps qu'elle était inconnue, dans les années 50. Elle faisait alors un peu de journalisme. Elle écrivait déjà, elle a toujours écrit, cinquante-deux livres et pièces en cinquante ans - elle n'a pas fait une oeuvre, celle-ci s'est faite avec son enfance en Indochine, sa mère ruinée, ses deux frères, l'assassin et l'autre, son mari, la guerre, la politique, ses amants, son enfant, ses maisons, l'alcool, tout ce qui a tissé son existence.
L'existence de Marguerite Donnadieu dite Duras, qui était première en français au lycée de Saigon. Très tôt, en 1943, elle écrit «la Vie tranquille», petites histoires de famille du Périgord. Cinq ou six éditeurs le refusent. Plon l'accepte. Son mari, Robert Antelme, a dit à une lectrice de Plon, Dominique Arban : «Je vous préviens, si vous ne lui dites pas qu'elle est un écrivain, elle se tuera.» Raymond Queneau, qui l'a remarquée, publie chez Gallimard son deuxième livre, puis, en 1950, «Un barrage contre le Pacifique». Et là, c'est éclatant, un écrivain est né, même si les Goncourt passent à côté.
Ils se rachèteront en couronnant trente-quatre ans plus tard «l'Amant», qui deviendra le succès international, mondial, disait Marguerite, que l'on sait. Entre-temps, elle aura accumulé les succès d'estime, la considération des vrais amateurs de littérature, les créations de toutes sortes, films, pièces, romans, où vibre la même voix blanche pleine de larmes pour dire l'amour et l'abandon. Et elle aura exaspéré bon nombre de gens. C'est qu'elle n'écrit pas comme tout le monde, Marguerite... Elle a son émotion à elle, on n'ose pas dire ses trucs à elle, elle dérange, elle irrite. Mais le triomphe de «l'Amant» va lui apporter un public qu'elle n'avait jamais atteint, une notoriété considérable... et la fortune, ce qui n'est jamais désagréable. Elle a trouvé cela parfaitement naturel.
Marguerite Duras a toujours été intimement persuadée qu'elle était le premier écrivain français, pas le deuxième, le premier, et elle exigeait qu'on le reconnaisse sous peine d'être à ses yeux un rustre. Cela rendait parfois la conversation avec elle un peu difficile. Elle y mettait la même autorité que dans l'expression de toutes ses opinions. On se souvient du «forcément sublime» par quoi elle qualifia le geste de Christine Villemin qui avait, selon elle, noyé son fils. S'agissait-il de politique, elle était irréductible... Membre du parti communiste pendant six ans, après la Libération, il lui en était resté quelque chose. Il lui arrivait d'ailleurs de dire : «Je serai toujours communiste...»
Mais son cœur allait à François Mitterrand, connu dans les derniers mois de la Résistance, dont elle ne supportait pas qu'il fît l'objet de la moindre réserve. Elle était comme ça, Marguerite, intraitable. Habitée par l'écriture, au point qu'elle entretenait, disait-elle, une correspondance avec EDF et les PTT, traduisant aussitôt en mots chacune de ses émotions, disant : «Même quand je fais du cinéma, j'écris...», lovée dans l'un de ses repaires, une maison à Neauphle, un appartement à Trouville, bien entretenus, elle aimait les maisons, elle vivait, au vrai sens du terme, de sa plume.
Alcoolique, et sur le point d'en mourir, elle avait réussi une désintoxication douloureuse et disait de sa voix éraillée : «Je ne suis pas sûre que ça en vaille la peine.» Mais elle tint bon et se sauva. C'était il y a une dizaine d'années. Elle avait encore à écrire, écrire, écrire... Son palmarès est somptueux. On ne citera que quelques titres parmi ses romans outre «Un barrage contre le Pacifique»: «le Marin de Gibraltar», «les Petits Chevaux de Tarquinia», «Moderato cantabile», «Détruire, dit-elle», «Savannah Bay» et surtout «le Ravissement de Lol V. Stein», ce pur chef-d'œuvre. Parmi ses pièces : «Des journées entières dans les arbres», «l'Amante anglaise», «la Musica...». Premier écrivain français? Ces hiérarchies sont absurdes quoi qu'elle en ait pensé. Mais écrivain considérable, assurément, dont la musique unique est troublante comme une confidence à peine murmurée. On l'a raillée, on l'a pastichée, on n'a jamais égalé Marguerite Duras.