La littérature tuée un jour par la télévision. Bernard Pivot s'employant à ne pas faire oublier cet amour des livres. Critique l'émission littéraire de Jérôme Garcin.
Paul Valéry l'a prédit il y a déjà longtemps : dans un délai indéterminé, les amateurs de littérature seront ce que sont aujourd'hui les amateurs de chasse à courre. Une poignée de nostalgiques qui se reconnaîtront en murmurant : « C'était à Mégara, faubourg de Carthage... » ou : « Longtemps je me suis couché de bonne heure. » Une secte. Affaire de temps.
Mais tel l'archidiacre de « Notre-Dame de Paris » montrant d'un doigt un livre et de l'autre la cathédrale en disant : « Ceci tuera cela... », on peut déjà désigner d'un doigt un écran cathodique et de l'autre les rayons d'une bibliothèque en disant : « Ceci tuera cela. »
Seule la bande dessinée, peut-être...
Les hommes ne cesseront pas pour autant d'avoir besoin de dire la peine qu'ils ont à vivre. Mais ils l'exprimeront par d'autres moyens, connus ou inconnus, que leur fournira l'électronique. Ceux qui parviendront à transmettre ainsi la part incommunicable d'eux-mêmes feront ce qu'on appelle de l'art. Et alors, ce sera beau. Mais ils ne tricoteront plus des mots. Plutôt des sons et des images.
D'ici là, rien n'interdit de lire tous les livres avant qu'ils ne meurent d'inattention. Rien n'interdit, au contraire, de se servir de l'écran cathodique pour tenter de différer ce moment. C'est à quoi s'emploie avec persévérance Bernard Pivot, bien qu'il en ait apparemment ras le bol.
La nouvelle émission littéraire animée par Jérôme Garcin, « Boîte aux lettres » (F.R.3), ne nourrit manifestement pas le même objectif. Ici, on ne parle pas de livres mais de littérature. Qu'est-ce que la littérature ? Reportez-vous à votre Sartre habituel.
Une première émission, ce n'est jamais au point, ni une deuxième. Jérôme Garcin est sympathique, souriant, vif. Inutile de le chicaner sur des détails de forme qu'il rectifiera de lui-même. C'est le ton de ses comparses — Jean-François Josselin et Bertrand Poirot-Delpech exceptés mais si laconiques... — qui laisse rêveur.
« La Croix » juge « Femmes » graveleux, donc il faut se jeter dessus. Claude Mauriac ferait mieux de cesser d'écrire. Toute l'œuvre de Barthes, Lacan et Althusser est globalement nulle. C'est destiné à épater qui, ce genre de proclamation ? Pour être insolent avec bonheur, il faut être très jeune et n'avoir de préférence rien fait. Alors on peut aller, convaincu que le monde commence avec vous et que d'ailleurs on va le refaire, littérature y compris. C'est encore mieux quand on est beau comme André Breton et Aragon dans les années vingt.
Passé ce moment de grâce, l'insolence sonne comme abois de chiens tandis que la caravane passe et vous laisse au bord du chemin.
Sûr, shérif, que pour tout un petit monde où l'on est en train de trimer à écrire ce que l'on voudrait être le roman de la fin du siècle la caravane Sollers est en train de passer et que ça fait mal. Que l'on s'intéresse ou non au point de savoir ce que Sollers fait aux dames et ce que les dames lui font entre une visite au pape et un verset de la Bible, là n'est pas la question. Il a pris de vitesse les petits copains de sa génération qui le croyaient encore en train d'épiler ses virgules.
Moi, ça ne me dérange pas que le procureur du tribunal de « Boîte aux lettres » devant lequel il était cité à comparaître lui demande : « Combien de conneries dites-vous par jour ? » Simplement ce n'est pas le genre d'informations que l'on attend d'une émission littéraire. Si encore il s'agissait du nombre de « conneries » qu'il écrit...
Mardi, octobre 29, 2013
Le Nouvel Observateur
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