Le choc du passé

Met en lumière les différents blocages qui empêchent au film « Le Chagrin et la pitié » consacrée à la France pendant l'Occupation d'être diffusé à la télévision. Or diffusé dans une petite salle parisienne, il gagne soudain en notoriété.
LE CHOC DU PASSÉ

FRANÇOISE GIROUD

Racontez-nous, grand-père, racontez-nous, c'était comment, l'Occupation ? Grand-père, bonhomme, un peu flatté parfois, ou simplement coopératif avec ces messieurs de la télévision, ou encore conscient de participer à une entreprise salubre, grand-père rassemble ses souvenirs. Et à peine le fil est-il tiré, la bobine se déroule.
Ils sont huit, dix, douze qui ont accepté de jouer le jeu de la vérité auquel les priaient Marcel Ophüls et André Harris. Ce rusé cultivateur planté sur ses montagnes d'Auvergne, et M. Pierre Mendès France ; le général Warlimont, appartenant à l'état-major allemand, et M. Verdier, pharmacien à Clermont-Ferrand ; lord Avon, c'est-à-dire Anthony Eden, et Christian de Lamazière, engagé volontaire dans la division Charlemagne, c'est-à-dire combattant à côté des troupes allemandes sur le front russe ; l'interprète de Hitler auquel Pierre Laval demande d'intervenir en sa faveur auprès de son maître, et Georges Bidault ; le chef des services économiques allemands à Paris qui a reçu pour première requête d'un ministre français une demande d'autorisation pour rouvrir... les champs de courses, et Jacques Duclos.
D'autres encore. Ils parlent. Ils répondent aux questions que leur posent Marcel Ophüls et André Harris. Ils ne sont jamais confrontés, mais leurs propos sont comme des fils de toutes les couleurs qui se croisent, se recroisent, et finissent par former une immense tapisserie où se dessine cette « chronique d'une ville française pendant l'Occupation », qui se nomme « Le Chagrin et la pitié ».
S'y incrustent, par endroits, des bandes d'actualités, françaises ou allemandes, qui apportent le contrepoint de l'image saisissante au récit de l'un ou de l'autre.
Ce film, vous ne le verrez pas sur le petit écran auquel il était destiné. On tient, en haut lieu, les Français incapables de se regarder dans une glace, tels qu'ils furent, tels qu'ils se dépeignent eux-mêmes, tels qu'ils se jugent.
Car, à aucun moment, les auteurs du film ne se portent eux-mêmes juges. Ce sont les témoins, les protagonistes, qui parlent. Et ce qu'ils disent, eh bien, c'est ce que chacun sait, à la fin ! Que la France, dans son immense majorité, a été pétainiste, c'est-à-dire veule, essentiellement préoccupée, pendant quatre ans, de manger, tenaillée par la « frousse », comme dit un professeur du lycée Pascal, à Clermont-Ferrand, hostile à la Grande-Bretagne, agacée par la rencontre Pétain-Hitler à Montoire, mais pas au point de le montrer. Et puis, dans certains cas, tout de même, à partir de 1942, engagée dans telle ou telle action individuelle de résistance.
Tout le monde le sait, mais il ne faut pas le dire. Le manteau d'hermine que Charles de Gaulle a jeté sur les guenilles de la France doit à jamais dissimuler qu'elle avait perdu non seulement la guerre, ce qui n'est rien, mais l'honneur. Et, que prise en bloc, elle s'en arrangeait assez bien.
Alors « Le Chagrin et la pitié » est sorti furtivement dans une petite salle du Quartier latin, après un an de tergiversations. Voilà que, devant l'accueil reçu, il gagne les Champs-Elysées, et bientôt la province. Comment l'interdire, et au nom de quoi... Personne, d'ailleurs, n'y a songé. Il suffit de lui interdire la télévision, c'est-à-dire l'audience nationale massive, que jamais un film n'atteint quel que soit son succès.
Etrange manie française que d'exclure « le grand public », comme on dit du public. Ah ! que nous sommes donc peu doués pour l'exercice de la démocratie !
Bref — si l'on peut dire à propos d'un film long de quatre heures — « Le Chagrin et la pitié » a été mis en liberté surveillée, et c'est là qu'il vous faudra l'aller chercher.
Le premier choc est dur. Pour peu que l'on ait eu plus de 15 ans en 1940, on en suffoque. On se tourne et on se retourne dans son fauteuil, comme si là, sur l'écran, on surprenait sa propre mère en posture honteuse. Pleurer soulagerait. Mais on ne pleure pas. On rage.
Cette demi-France gâteuse, capitale Vichy, où les officiers vaincus s'entredécorent et Maréchal nous voilà, ô chagrin, ô pitié !
La foule, fervente, agitant des petits drapeaux, acclamant le vieux soldat, parce que « en France, ça finit toujours par un militaire », dit cruellement un Anglais, le général Spears...
Maurice Chevalier chantant : « Ça sent si bon la France... » En 41. En 42. Pendant que le général Huntziger demandait aux Allemands « si nos deux pays ne pouvaient pas aller plus loin sur le plan de la collaboration militaire ». Il ne fallait pas avoir l'odorat sensible.
La brochette de vedettes de l'écran partant joyeusement visiter les studios de Berlin, de Vienne et de Munich... Le Dr Goebbels les accueillera. Le générique du film « Le Juif Süss », doublé en français, où apparaissent les noms des comédiens qui se sont prêtés à ce doublage...
Le pauvre visage de l'ouvrier cinématographié sur le quai de la gare de l'Est où il s'embarque pour aller travailler en Allemagne. Il est le cent millième. Merci M. Laval. Sans vous, c'est qu'il serait encore en chômage, vous savez !
Hitler devant la tour Eiffel, devant l'Opéra, montant les marches de la Madeleine, et, sur son passage, les agents de police saluant spontanément. Spontanément.
Tant et tant d'images qui font mal, de discours chevrotants, de proclamations ignobles ou imbéciles, que l'on croyait oubliés, que nous étions nombreux à avoir volontairement enfouis, pour toujours, dans le sable de la mémoire, parce que la vie, ce n'est jamais hier, c'est aujourd'hui.
Oui, le premier choc est dur. Il faut savoir que, au-delà de 40 ans, personne ne peut voir « Le Chagrin et la pitié » innocemment. Sans retrouver soit le goût amer de sa propre lâcheté, si l'on fut de la mâjorité, soit le tremblement de la fureur, si l'on fut des autres.
Mais à l'accablement peut succéder une sorte de joie sauvage.
Cette France sénile, flapie, féodale, déliquescente, pauvre en enfants, c'est-à-dire en jeunesse, cette France d'avant 40, dont personne ne voyait le vrai visage, tragique, derrière le maquillage exquis de sa réputation, cette France qui exportait des parfums mais pas des laminoirs, cette France des châteaux qui savait mourir en gants blancs mais pas vivre en travaillant, cette France qui s'est effondrée comme un soufflé, nous en sommes sortis. Sortis.
On ne la montrera jamais assez, pour donner aux gens d'aujourd'hui la mesure de ce qu'ils ont conquis et construit depuis vingt-cinq ans.

F. G.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express