Commente l'autobiographie que publie Marcel Dassault. Sous forme d'exemple à suivre pour les jeunes gens. Élude de son récit tout caractère extraordinaire.
Qui êtes-vous, monsieur Dassault ? Comment avez-vous réussi, monsieur Dassault ?... A 78 ans, M. Marcel Dassault, le père des Mystère et des Mirage, a décidé de répondre à ces questions parce que, dit-il, on les lui pose souvent. Et que, en retour, ses interlocuteurs le trouvent un peu court.
Alors, lâchant un instant son crayon à dessin, il a pris la plume et il a écrit, lui-même, les vingt et un chapitres d'un livre intitulé « Le Talisman ».
Le prestige de ses fabrications, le caractère fabuleux de l'insolente fortune qu'il a édifiée seul, dont il dispose seul, qu'il peut mobiliser à tout instant, son côté artisan français bricoleur qui le rend si différent de l'idée que l'on se fait d'un chef d'industrie, tout cela justifie que l'on ait, à l'égard de M. Dassault, quelque curiosité. L'étonnant est plutôt qu'il ait eu soudain l'envie de l'assouvir.
Ici et là, on assure qu'il a été stimulé par la publication des souvenirs de son très cher ami Marcel Bleustein-Blanchet, « le petit Blanchet », comme il l'appelle imperturbablement. Et que cette compétition inattendue sur le terrain de la librairie entre deux gagneurs promet d'être piquante.
Aux 445 pages grand format, pétulantes, de M. Bleustein-Blanchet, M. Dassault oppose 122 pages format poche. C'est dire que, même lorsqu'il en a l'intention, il n'est pas l'homme des confidences effusives.
A propos de je ne sais plus quelle œuvre de Tacite, Montesquieu dit qu'un livre si court sur un si vaste sujet est d'un homme qui abrège tout parce qu'il voit tout. Y aurait-il du Tacite chez M. Dassault ? Qu'il décrive son séjour à Buchenwald, où il fut déporté et contracta la diphtérie, ou la création de son hebdomadaire « Jours de France », ou son trajet politique, sa concision confine à la prestidigitation. La politique : « Jusqu'à l'âge de 60 ans, je n'ai jamais fait de politique. J'avais ma carte du Parti radical et radical-socialiste. Je votais régulièrement pour le candidat radical de mon quartier sans jamais le connaître et sans jamais rien lui demander. En 1951, mon ami le général Corniglion-Molinier me dit un jour : « Le général de Gaulle va créer un mouvement ; il faut que ce mouvement ait le maximum d'élus pour qu'un jour le général de Gaulle puisse revenir aux affaires. Je me présente, présente-toi aussi. »
« Je suivis ce conseil et devins député. »
C'est ce qu'on appelle un raccourci.
Son journal : « Tout parlementaire désire avoir un petit journal. C'est ainsi que le général de Bénouville et moi-même avons créé « Jours de France ». Au début, « Jours de France » était un journal politique, mais très vite nous avons compris que, pour qu'un journal politique ait une influence, il fallait qu'il soit beaucoup lu et que, pour être beaucoup lu, il ne fallait pas y parler de politique. »
Un siège de député, un journal — plus une société immobilière et une banque dont il ne dit rien — babioles, il est vrai, quand on a fondé la Société des avions Marcel-Dassault. Mais, abordant l'aéronautique, l'auteur est à peine plus prolixe. Il liquide en 43 lignes le chapitre intitulé : « Comment on devient constructeur d'avions ». Et tout ce qu'il écrit à ce sujet donne le sentiment vertigineux que rien n'est plus facile. On fait l'Ecole supérieure d'aéronautique. On commence par dessiner une hélice astucieuse, que d'autres fabriquent, et on finit par dessiner les Mirage, que l'on fabrique soi-même.
Entretemps, si l'on devient milliardaire, c'est simplement que l'on a eu un peu de bon sens dans le maniement des premières sommes que l'on a gagnées.
L'étonnant, dans cette démonstration, c'est qu'elle est juste. A un détail près. Il faut avoir aussi un grain de génie, ce génie créateur que personne ne conteste à l'ingénieur Marcel Dassault. Lui appelle cela pudiquement « s'efforcer de ne pas manquer d'imagination ».
La sienne a ceci de particulier qu'elle s'exerce sur tous terrains, pas seulement sur ses avions, et qu'il s'agit d'une imagination froide, si l'on peut dire, indemne de toute émotivité. Elle n'apparaît guère dans son petit livre. Mais tous ceux qui ont approché cet homme singulier ont eu, une fois ou l'autre, l'occasion de la voir en action.
Elle lui permet de concevoir d'une façon totalement originale la solution d'un problème, n'importe lequel. D'y aborder par la voie à laquelle personne n'a songé, car la plupart des intelligences, même les meilleures, et surtout les plus cultivées, sont routinières sinon frileuses. Mais le sang-froid le protège de l'impulsion. M. Dassault ne perd jamais une minute à s'indigner, à vitupérer, à regretter, ou à rêver au-delà du possible. Discerner l'extraordinaire de l'impossible, tout est là.
Ceux qui possèdent cette faculté rare n'en sont-ils pas conscients ? Le fait est que, à l'heure des confidences et des récits autobiographiques, les hommes qui ont réussi quelques-unes des grandes aventures solitaires de ce temps ne sont jamais en mesure de dire pourquoi.
Quand il s'agit de M. Dassault, on se demande s'il ne le fait pas exprès. Son but n'est pas, bien évidemment, d'intéresser les critiques littéraires à ce plat récit ou de livrer véritablement sa part de vérité. C'est de livrer du rêve à ces jeunes gens qui, de nos jours, rêvent mal.
« J'ai écrit ce livre, dit-il, en pensant aux jeunes. J'ai voulu leur montrer qu'il n'est pas nécessaire d'hériter pour réussir et qu'il suffit de persévérer. »
Alors que fait-il ? S'il était vaniteux, il aurait pu s'acheter toute l'édition française, pour être publié sous la marque la plus prestigieuse, il aurait pu faire relier son livre en plein maroquin incrusté d'or. Au lieu de quoi il le publie dans une collection populaire à 3 Francs. Et le fait tout maigre, ce qui lui donne plus de chances d'être lu.
Au lieu de décourager ses jeunes lecteurs éventuels par le récit de réussites si spectaculaires qu'on pourrait hésiter à y prétendre, il compose son livre d'une série de résumés pour petits enfants du Père Noël, dont il ressort que lorsqu'on est sérieux, travailleur, honnête, obstiné, et que l'on trouve un trèfle à quatre feuilles — le talisman qui donne son titre au livre — rien ne s'oppose à ce que l'on devienne l'homme le plus riche de France.
Il applique, comme toujours, sa démarche à son but. C'est cela, la vraie leçon de Marcel Dassault. Celle qui mérite d'être retenue.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
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