S'indigne de l'indifférence sociale à l'égard de la tragédie humanitaire survenu au Pakistan. C'est notre rapport avec le Tiers-Monde qui est jugé à travers cela.
A peine lu, le mot déjà rebute, Pakistan. Qui a envie — ce qui s'appelle envie — d'en savoir davantage sur le Pakistan ? Et d'abord, où est-ce, au juste, le Pakistan, comment donc s'y sont-ils pris pour qu'il y en ait deux, un de chaque côté de ce triangle renversé qui s'appelle l'Inde et celui-là, oui, nous l'avons bien dans l'œil...
Que la honte soit sur nous, mais il est bien vrai qu'un certain nombre de pays — pour ne pas dire le plus grand nombre des 127 nations souveraines siégeant à l'Onu — ne pénètrent dans notre univers mental qu'à cheval sur leurs catastrophes. Pour en ressortir, d'ailleurs, aussitôt.
Que la honte soit sur nous, mais il est bien vrai que l'annonce de 200 000, à moins que ce ne soit 500 000 morts, au fond du Pakistan oriental, n'a déclenché aucune émotion spontanée.
Il a fallu que la presse, la radio, la télévision matraquent le public de mots et d'images pour que se forme un sentiment d'horreur, puis de découragement devant les récits que rapportent les voyageurs.
Car ce n'est pas aux Champs-Élysées, à 12 000 km du lieu de la tragédie, que l'on a manifesté d'abord le plus d'indifférence. C'est à Dacca, c'est dans les bars et dans les ministères de la capitale même du pays ravagé, à 100 km de ces îles douces, transformées en un puant charnier.
Résignation millénaire devant les cataclysmes naturels, familiarité avec la mort... Mais les Pakistanais sont musulmans, ils ne sont pas hindous. Cynisme des dirigeants, affectés par l'excès des naissances plutôt qu'affligés par une bonne série de décès ? Le sûr est seulement que nous ne pouvons en juger avec nos critères.
Un Pakistanais pourrait aussi bien nous demander : « Vous, qui êtes trois fois moins nombreux que nous, comment laissez-vous 15 000 Français se tuer chaque année sur les routes et 400 000 se blesser ? »
Quand on y réfléchit, c'est certainement aussi étonnant que de ne pas construire autour du golfe du Bengale des digues assez fortes pour résister aux typhons, dans un pays où le revenu annuel par tête est de 197 Francs.
Nous ne pouvons juger que de nous-mêmes et, en cette circonstance particulière, essayer de tirer un peu au clair ce qui se passe entre nous et le tiers monde.
Il y a quelques années, c'est peu de dire qu'il était à la mode, si l'on ose employer cette expression à propos d'un pareil sujet. La « décennie du développement » était déclarée ouverte par l'Onu. Tout ce que chaque pays industriel comptait de jeunes hommes généreux, ardents, constructifs, se passionnait pour le prolétariat du monde et découvrait à la fois la géographie et l'économie politique.
Nul ne doutait qu'une aide financière massive apportée aux pays sous-développés ne réduirait en un temps relativement court leurs plus graves difficultés. Et, partout où ils étaient opérés, les sondages d'opinion révélaient d'imposantes majorités pour trouver souhaitable, voire nécessaire, qu'un véritable effort fût accompli par les pays riches en faveur des autres. Mais quelques spécialistes mis à part — et encore étaient-ils rarissimes — personne n'avait exactement apprécié quelle devait être la nature de cet effort, pour qu'il fût fécond. S'ensuivit un nombre certain de déceptions inévitables quant aux résultats obtenus.
Au niveau de l'opinion publique, une certaine dramatisation de « la faim dans le monde », efficace pour mobiliser les consciences et parfois les porte-monnaie, provoqua une distorsion de la vérité. La faim existe, certes, mais beaucoup moins que les carences en aliments convenables, qui ne disparaîtront pas avec des dons épisodiques, ni même réguliers.
C'est à inventer et à importer des méthodes d'exploitation de la terre adéquates à chaque pays, c'est à former des hommes capables de les appliquer qu'il faut évidemment s'attacher. Et que l'on s'est d'ailleurs attaché, non sans succès, ici et là. Au Pakistan, précisément — mais dans la partie occidentale — c'est à de nouvelles semences de blé et de riz que l'on doit, nous dit un expert, la disparition du déficit de la production alimentaire par rapport aux naissances. Semences qui n'ont pas donné de bons résultats, en revanche, dans la partie du pays aujourd'hui dévastée.
Mais qui s'intéresse à des variétés de semences ? Il est clair qu'il s'agit là de problèmes majeurs mais ingrats, peu spectaculaires, dont les solutions seront lentement trouvées avec le lot habituel d'espoirs et d'échecs.
Aussi bien les enthousiasmes se sont-ils rafraîchis en même temps que l'on découvrait l'ampleur des moyens matériels qu'il faudrait pouvoir mettre en œuvre pour enrayer l'excès de naissances, faute de quoi aucune aide ne méritera longtemps ce nom.
Enfin, une nouvelle génération arrivait à l'âge d'homme et se mettait curieusement à découvrir les beautés de la sous-consommation et du retour à la mère nature, plutôt que les horreurs de la pénurie et des cruautés de la nature là où elle n'est pas encore maîtrisée.
Les contempteurs de la civilisation moderne ont, avec la tragédie du Pakistan, un bel exemple de ce qu'est un monde où ni la technique ni l'esprit d'entreprise n'ont pénétré profondément.
Certes, ce n'est pas un tel monde qu'ils désirent ressusciter, à supposer que cela soit possible. Il reste qu'un certain dégoût violemment exprimé ou insidieusement ressenti de cette civilisation n'incite guère à l'effort supplémentaire dans l'intention de hisser les nations sous-développées au niveau de celles qui le sont.
Mais, cela, c'est notre problème : comment dénoncer ce qui ne va pas et le changer, sans détruire, en même temps, ce qui nous permet le luxe de poser ce genre de problèmes.
Le problème du tiers monde, que cela nous plaise ou non, c'est que pour arracher à leur condition misérable les deux tiers du monde, il faut que l'autre tiers, auquel nous appartenons, travaille, produise et paie.
Toutes choses infiniment moins faciles que de pleurer devant le cadavre d'un enfant enseveli dans la boue.
Il paraît qu'il ne faut pas dire ces choses-là, qu'elles sont impopulaires, que tout le monde aime pleurer et déteste payer.
Tant pis. C'est fait.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
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