Juge déplorable l'interdiction de la vente aux mineurs du magazine « Hara-Kiri ». y voit un moyen de liquider un journal perçu comme subversif.
LA LIBERTÉ DES AUTRES
FRANÇOISE GIROUD
Journal bête, méchant et de mauvais goût — selon ses propres termes — l'hebdomadaire « Hara-Kiri » diffuse chaque semaine 40 000 exemplaires auprès de lecteurs qui ne sont, à leur manière, ni plus bêtes ni plus méchants que ceux de « La Nation », organe officiel du gouvernement.
Quand ils le seraient, on se demande au nom de quoi M. le ministre de l'Intérieur les priverait d'une pâture qui répond à leur appétit.
C'est cependant ce qu'il vient de faire, dans des conditions particulièrement inconvenantes, parce qu'elles ajoutent le jésuitisme à ce qu'il faut bien appeler la censure.
Officiellement, un arrêté du 4 novembre publié par le « Journal officiel » du 15 novembre interdit depuis la semaine dernière la vente de « Hara-Kiri » aux mineurs, en même temps que son affichage. Le citoyen informé de cette décision risque de la trouver un peu sévère, certes, mais enfin... Il faut bien, se dit-il, protéger les enfants. Si ces messieurs du gouvernement pensent sincèrement que nos chers petits sont mis en danger par l'existence de ce... comment l'appelez-vous déjà? « Hara-Kiri »... eh bien ! faisons-leur confiance !
En fait, cette double interdiction, prononcée sous le couvert d'une commission dite « de surveillance et de contrôle des publications destinées à l'enfance et à l'adolescence », est un artifice gros comme le doigt que M. Marcellin essaie de nous mettre dans l'œil pour faire
passer la liquidation d'un organe jugé subversif. Car le journal ainsi frappé est automatiquement exclu, en vertu d'une loi de 1967, de tout organisme de diffusion.
En d'autres termes, il ne peut plus être acheminé et distribué que par ses propres moyens, c'est-à-dire qu'il ne le sera plus du tout. Et voilà comment on exécute une publication gênante, qui n'est pas plus destinée aux enfants que « Le Monde diplomatique », mais qui, fidèle au mauvais goût qu'elle revendique, s'est permis d'annoncer à la une de son dernier numéro : « Bal tragique à Colombey. Un mort. »
Ce que voyant, un jeune homme de la meilleure société gaulliste, qui n'avait raté ni une messe ni un éloge télévisés, murmura : « C'est bête, mais ça soulage... »
Ce titre, on ne demandait à personne d'en rire. D'ailleurs, le seul titre humoristique qu'ait inspiré la disparition du général de Gaulle, c'est dans un quotidien du matin qu'on l'a lu. Il annonçait, sur toute la largeur d'une page encadrée de tricolore : « Le général de Gaulle est mort debout ». En chantant « La Marseillaise », sans doute.
Il est vrai que, là, l'effet comique fut, semble-t-il, involontaire, alors que les responsables de « Hara-Kiri » sont volontairement provocants.
De cette provocation, qui n'épargne rien ni personne, ils se sont fait une spécialité. Leur journal — douze pages vierges de toute publicité — évoque parfois ces parois d'ascenseur ou de cabines téléphoniques où se côtoient, en forme de graffiti, les obsessions phalliques ou excrémentielles des uns et les opinions politiques des autres. Alors, certes, le résultat n'est pas toujours beau à voir. L'indignation éjaculatoire est aussi monotone que l'indignation noble.
Mais le fait est là : organe d'opposition à tout, et, au premier chef, à la révérence, au respect envers les hommes et les idées en place, organe de dérision plus encore que de contestation, « Hara-Kiri » coïncide avec une audience assez étendue pour avoir survécu jusqu'ici à diverses persécutions. C'est donc qu'à sa manière très particulière il rend service. Peut-être parce que ses lecteurs y trouvent, noir sur blanc, ce qu'ils ne laisseraient pas affleurer au niveau de leur pensée consciente. On pourrait presque parler de fonction thérapeutique. Le slogan publicitaire du journal — « Si vous ne pouvez pas l'acheter, volez-le » — indique bien le genre de libération auquel il convie et qu'il s'efforce d'offrir dans ses colonnes, largement consacrées d'ailleurs, à la défécation. Ce par quoi il rejoint une vieille tradition française, où la purge et le clystère tiennent la place que l'on sait.
Faut-il préciser qu'on ne peut pas être plus réfractaire à l'humour de « Hara-Kiri » que je ne le suis ? Mais là n'est pas la question. La question est de savoir si nous sommes prêts à accepter qu'il appartienne désormais à M. le ministre de l'Intérieur de décider quels journaux les Français ont, ou n'ont pas, le droit de lire. Et comment pourrions-nous l'accepter ?
La plus grave, en vérité, ce n'est pas que M. Marcellin abuse de son pouvoir. C'est l'indifférence, sinon la complaisance, avec laquelle ces abus de pouvoir sont accueillis par le corps des citoyens, prêts à hurler si on modifie un sens unique, mais toujours prêts à accepter le sens unique dans la façon de penser quand c'est celui qui leur convient.
Ce qui est grave, c'est la veulerie du Parlement, ce sont les mines dégoûtées de ceux qui vous disent : « Hara-Kiri » ? Vous n'allez tout de même pas vous battre pour ça ! »
Et pourquoi pas ? Pourquoi donc faut-il se battre si ce n'est pour la liberté des autres ? De tous les autres ?
De surcroît, quelle sottise, Seigneur, quelle sottise ! M. le ministre de l'Intérieur n'a-t-il jamais entendu parler de Guignol ? N'a-t-il jamais vu des enfants jubiler quand le Commissaire se fait rosser ? Nous avons tous besoin de rosser, parfois, le Commissaire. Alors, quelle sottise de vouloir priver de leur exutoire inoffensif des gens généralement jeunes, mais pas toujours, qui étouffent, s'étranglent, suffoquent, et ont envie de cracher à la figure de tout ce qui incarne l'autorité pontifiante et bêtifiante !
De « La Cause du peuple » à « Hara-Kiri », une floraison de publications véhémentes traduit, en ce moment, un besoin puissant d'expression personnelle, de communion dans l'invective et le vocabulaire de corps de garde. Cela est-il vraiment plus dangereux pour la santé morale que de communier dans le management et le marketing, ou dans l'inquiétude pour l'avenir du ménage de M. et Mme Onassis ?
En tout cas, il n'appartient pas à M. le ministre de l'Intérieur d'en décréter et de choisir nos lectures.
La liberté ne se divise pas.
F. G.