L'Histoire au galop

A l'occasion de la mort de Nasser, auquel rend hommage la France, FG met en évidence les contradictions du discours politique des dirigeants occidentaux.
L'HISTOIRE AU GALOP

FRANÇOISE GIROUD

Nasserienne par calcul sinon par inclination, la France officielle a manifesté toute l'affliction convenable devant la mort du chef de l'Egypte.
Le Premier ministre s'en est allé en personne porter nos condoléances. Détail piquant, il était ministre d'Etat dans le gouvernement qui concocta la glorieuse expédition militaire franco-britannique vers Suez. Mieux : il représentait, dans ce gouvernement, un parti dont le leader, M. Jacques Soustelle, allait bientôt déplorer « l'échec subi dans l'action légitime entreprise trop tard contre le dictateur du Caire ».
Mais quoi ! l'Histoire galope. Il faut bien la suivre quand on veut feindre de la conduire.
Aujourd'hui, celui que l'on appelait improprement en 1957 « le dictateur du Caire » devient l'archange de la paix, foudroyé par la mort, et alors Dieu garde les Arabes de leurs ennemis et de leurs amis.
Ces palinodies, à première vue, ne paraissent pas bien convenables.
Les âmes simples qui ont entendu, il y a moins de un an, le 6 novembre 1969, Gamal Abdel Nasser déclarer, après bien d'autres discours : « Il n'y a pas d'autre issue que la guerre avec Israël... Nous devons nous acheminer sur la voie de la force, par-dessus une mer de sang et au milieu des incendies », ces âmes simples s'étonnent : est-ce donc ainsi qu'un chef d'Etat doit parler pour mériter le prix Nobel de la Paix à titre posthume ?
Mais à buter sur le ridicule des déclarations effusives de quelques hommes politiques français et étrangers, on perdrait de vue ce qu'elles révèlent : la contradiction qui existe au cœur de presque tous les « développés » dans leurs relations avec les pays pudiquement nommés « en voie de développement », bien que ce ne soit malheureusement pas vrai pour tous.
La confusion, déjà, est significative. Avec sympathie ou avec antipathie, nous les mettons tous « dans le même sac », le sac des décolonisés émergeant lentement d'une longue nuit, comme si ce dénominateur commun les situait à égalité. C'est une forme subtile de mépris, même quand elle se camoufle sous de belles déclarations généreuses. Un Egyptien n'est pas un Indien qui n'est pas un Péruvien qui n'est pas un Congolais.
Nous, qui n'en finissons pas d'énumérer les traits qui distinguent un Européen blanc d'un autre Européen blanc arrivés au même niveau de développement, voire un Provençal d'un Breton, nous nous contentons de distinctions sommaires : les Arabes (mais en quoi un Berbère ou un Kabyle est-il « arabe » ?), l'Afrique noire, les Indiens (que neuf Français sur dix appellent les Hindous), les Sud-Américains, les Asiatiques...
Plus profondément, la distinction qui s'opère est entre « nos » décolonisés et ceux des autres. C'est bien normal.
A cet égard, la situation de l'Egypte est un peu particulière.
Les Français, dans leur ensemble, sont de tout cœur avec les révolutionnaires qui déboulonnent les potentats corrompus et corrupteurs, restaurent la souveraineté nationale et décrètent l'alphabétisation pour tous. Seuls nos grands joailliers déplorent ces tristes événements. Mais Castro contre Batista, Nasser contre Farouk, comment serait-on pour Farouk ? Et comment n'apprécierait-on pas que la Grande-Bretagne ait été expulsée d'Egypte puisque la France l'a été d'Afrique du Nord, du Liban, de la Syrie ?
L'ennui est qu'en se déclarant candidat au rôle d'unificateur de 400 millions de musulmans, Gamal Abdel Nasser s'est trouvé, à un moment difficile de notre Histoire, du côté de nos adversaires. Adversaires triomphants, de surcroît. Ces choses-là ne disparaissent pas en quelques années de l'inconscient collectif.
Des sentiments ambigus se sont formés. Le conflit avec Israël, qui permet de rationaliser l'antisémitisme ou l'antiarabisme, la mainmise soviétique sur l'Egypte, les rapts d'otages, le désespoir palestinien, le spectacle de deux grandes puissances jouant aux hommes comme on joue aux cartes et à nous le secours aux blessés, tout cela a achevé d'embrouiller les choses.
Il semble qu'à cette complexité réponde, sauf pour les fanatiques de tel ou tel camp, un désintérêt à l'égard des péripéties proche-orientales. La mort du chef de l'Egypte recrée l'événement, augmente l'inquiétude. Elle ne crée pas l'émotion, en dépit du caractère assez exceptionnel de son aventure proprement humaine.
Vis-à-vis des autres pays « en voie de développement », nous avons moins de mal à nous déterminer, parce que le contentieux sentimental est moins compliqué. Mais notre comportement reste bien équivoque, voire incohérent.
Nous les aimons, ah ! comme nous les aimons quand ils sont en conflit avec les Russes ou avec les Américains. Il faut bien qu'il y ait quelque avantage à n'avoir plus d'empire, seulement des clients. Mais leurs agitations, quand elles menacent la paix du monde ou simplement les passagers de nos avions, consternent. Nous qui avons passé le plus clair de notre existence d'Européen à guerroyer les uns contre les autres, nous avons envie de leur dire : « Un, vous voyez où cela nous a menés ; deux, battez-vous si vous y tenez, mais laissez-nous voyager tranquilles. »
De temps en temps, une tragédie comme celle qui se déroule en Jordanie fait irruption dans notre univers quotidien. Ou quelques images atroces sur « la faim dans le monde » à propos de quelque quête généralement fructueuse.
La mort, la faim, tout le monde comprend de quoi il s'agit. Compatit. Oublie. Le vrai problème du sous-développement, qui n'est pas celui de la faim, mais de la redistribution du revenu mondial et des conditions de son emploi, n'est jamais posé. Comme n'est jamais posé, par les bonnes personnes charitables sensibles à des détresses individuelles, le problème de la redistribution du revenu national dans leur propre pays.
A l'échelon mondial, chacun a « ses pauvres », qu'il aide en fonction de sa politique étrangère. La France n'est pas avare, au contraire. Mais s'il existe un domaine où l'opinion n'a pas de prise, où elle paie sans voir — alors qu'elle paierait peut-être davantage et plus volontiers si elle voyait — c'est bien celui-là.
Il est vrai qu'elle n'est pas beaucoup mieux consultée quand il s'agit de l'affectation, dans le pays même, du revenu national, c'est-à-dire de nos problèmes internes de sous-développement.
Comme l'écrivait un certain Nasser dans sa « Philosophie de la révolution » : « Qu'il est facile de s'adresser à l'instinct et difficile de parler à l'intelligence ! »
C'est aussi cela qu'on appelle le développement.
Le chef de l'Egypte disparaît au moment où, après dix-huit ans de pouvoir, il commençait à choisir la difficulté.

F. G.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express