Torpeur estivale, caractéristique hautement française.
Il paraît que nous devenons contagieux.
Les Anglais, à leur tour, seraient atteints par une forme atténuée de ce virus spécifiquement français : le virus des vacances.
Non que, sur la durée globale d'une année, nous fournissions moins de travail que les citoyens des autres pays industriels. Au contraire. Les Français travaillent davantage. Mais la répartition de leur activité se fait autrement, leurs journées sont plus longues, leurs semaines aussi. De sorte qu'ils se retrouvent riches de quatre semaines de congé consécutives.
Or rien ne saurait les dissuader, semble-t-il, de les prendre en juillet (8 millions) ou en août (11 millions). Grâce à quoi la France est le seul pays au monde qui traverse l'été plongé dans une sorte de torpeur inconnue ailleurs.
La télévision ? On en est à s'étonner qu'il y ait encore des images sur le petit écran. Il reste donc quelques héros, rue Cognacq-Jay ? Il faudrait, sans rire, les féliciter. Non pas du résultat, mais simplement de n'avoir pas fermé la maison.
L'Université ? Partout, il y a abondance de sessions d'été, de séminaires, voire de cours réguliers. En France, ce ne sont pas les vacances universitaires qui marquent une trêve dans l'année de travail. Ce sont les périodes d'enseignement qui interrompent parfois les vacances.
Paris ? C'est l'unique capitale pratiquement privée de spectacles.
Le monde des affaires ? Il sommeille. Le monde politique ? On voudrait avoir envie de fomenter un coup d'Etat pour le tenter à la mi-août et le réussir. Qui s'y opposerait ? Peut-être les huissiers des ministères. Mais les comploteurs eux-mêmes, s'il y en a, sont en vacances. Doux pays, il faut bien le dire, celui où, au creux de l'été, le métro devient gratuit parce que les poinçonneurs sont aux champs, et où, lorsque les révolutionnaires revendiquent, il s'agit du droit au même sable pour tous sur les plages de Juan-les-Pins.
Tout se passe comme si la France engourdie rêvait de vivre au régime de ses écoliers, le seul régime qu'elle ne songe jamais à renverser et qui nous est d'ailleurs bien particulier.
Nulle part ailleurs, on ne parle de « rentrée ». Parce qu'il n'y a pas de sortie. Cette rentrée, on la prévoit toujours difficile, on l'annonce toujours parsemée de tumultueux rendez-vous, comme pour justifier l'espèce d'armistice qui s'établit l'été. Et cela donne à des antagonismes pourtant bien réels un curieux caractère d'artifice.
Les visiteurs étrangers qui traversent Paris s'étonnent et repartent rêveurs : tout un pays peut donc, ainsi, suspendre son souffle ? Détendre ses ressorts ? Peut-être ne le peut-il pas. Mais il le fait. Et rien n'indique qu'il soit sur la voie du changement.
Obstinément, tous ceux qui se déplacent pour leurs vacances partent ensemble et rentrent ensemble, une moitié croisant l'autre à la hauteur du 1er août. Ils s'entrechoquent sur les rivages, ils s'entretuent sur les routes, ils vivent de purs cauchemars, voiture bloquée de longues heures durant dans la touffeur d'août, enfants indisposés par la chaleur, moteur hoquetant. N'importe. Ils persistent.
Chaque année, les injonctions au gouvernement d'avoir à « faire quelque chose » redoublent. Injonctions humoristiques quand on imagine les hurlements que provoquerait la moindre mesure autoritaire qui prétendrait réglementer les vacances. Et peut-il y en avoir d'autres ?
Chaque année, la concentration d'automobiles sur les routes aux dates charnières va croissant. Ce n'est pas le résultat d'une fatalité. Ni d'une contrainte pesant sur tous, puisqu'il n'y a pas d'enfants d'âge scolaire dans tous les foyers, il s'en faut. Alors, si le nombre de Français prenant simultanément leurs vacances augmente, au lieu que se réalise spontanément l'étalement que chacun préconise dans l'abstrait, c'est qu'il doit y avoir une bonne raison. Si c'était le résultat d'un choix ?
Ils ne sont pas fous, les Français. Ils savent bien que la mer est froide, en juin, sur les côtes de leur pays.
Et qu'en septembre les journées sont courtes.
Ils savent bien que juillet et août sont les mois les plus abondants en journées chaudes et orageuses, donc fatigantes et peu engageantes au travail.
Le président de la République, par exemple, ne s'y trompe pas. Il choisit lui aussi le mois d'août pour prendre du repos et pour en accorder à ses ministres. Il ne met pas le gouvernement en vacances en novembre ou en mars.
N'importe quel bénéficiaire de congés payés est assez malin pour comprendre qu'en la matière l'exemple qui vient de haut est bon à suivre.
On voit bien toutes les raisons, économiques en particulier, qui postulent en faveur de départs échelonnés tout au long de l'année. Mais ce qu'on ne voit pas, ce sont les raisons individuelles que les intéressés auraient d'y soumettre leurs habitudes.
« Vous êtes bien bêtes, leur dit-on. Partez plutôt au printemps, il n'y a personne, c'est délicieux ! »
Mais qui va en vacances pour ne rencontrer personne ? Ce sont là des choses que l'on raconte. « Nous allons dans un endroit formidable où il n'y a personne. » Eh bien, allez-y, et sauf à être deux éperdument amoureux, bonnes soirées !
Personne, c'est délicieux, en effet. Quand on est nombreux. Quand on peut alterner à son gré l'espace, le silence, la solitude, avec l'animation, le bruit, la présence de compagnons de sport, de jeu ou de conversation. Entre deux inconvénients, l'oppression de la foule et celle de la solitude, la cohue et l'isolement, le premier est généralement ressenti comme moins pénible, c'est un fait.
« Partez en février, leur dit-on encore. La montagne est superbe. »
Ils sont prêts à en convenir. S'ils bénéficient dans l'avenir de cinq ou de six semaines de congé, ils ne refuseront pas d'aller aussi à la montagne. Mais cela ne les empêchera pas de partir, l'été, en juillet-août.
Ils ne sont pas fous, les Français. Ils savent bien que, du temps où seules les familles bourgeoises bien nanties partaient en villégiature comme on disait alors, elles quittaient la ville du 1er juillet au 15 septembre. Quand on veut infléchir les mœurs, on oublie toujours à quel point le mode de vie qui a été celui de ces familles est resté, en France, le modèle inconscient du bien vivre. Avec de bonnes raisons. Nul n'a mieux vécu.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
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