Félix Gaillard

Hommage à Félix Gaillard, député, ancien Président du Conseil sous la Ivème République, éloigné du pouvoir avec l'arrivée de de Gaulle. Il était promis à un brillant avenir politique mais mort trop tôt. Cite un long passage de Blazac.
Félix Gaillard n'était pas n'importe qui. Et il s'en est fallu de peu qu'il fût quelqu'un. Mort de l'affreuse façon que l'on sait, à l'âge où d'autres naissent à la vie politique, cet homme jeune, brillant et très civilisé avait un passé qu'il portait avec élégance, un avenir sans doute, bien qu'il n'en parût pas convaincu, et surtout un présent, heureux selon toute apparence.
Grâce à quoi il était indemne de cette agressivité impérieuse qui fait peut-être les grands conquérants, mais à coup sûr les interlocuteurs de mauvaise compagnie.
Lui possédait plutôt la nonchalance de ceux qui flânent pendant que les autres bûchent et qui se retrouvent cependant reçus à tous les concours, qu'il s'agisse de l'inspection des Finances ou de la députation. Félix Gaillard n'était pas un besogneux du succès.
A 27 ans député, à 30 ans secrétaire d'Etat, avec ce qu'il fallait de mélancolie dans l'insolence pour que son ambition soit dépourvue de vulgarité, on lui voyait un destin et non de l'appétit. Il évoquait irrésistiblement, à cette époque, un autre Félix, celui de Balzac, auquel la tendre Mme de Mortsauf recommande, avant qu'il ne parte pour Paris à la conquête du pouvoir : « Ne soyez ni confiant, ni banal, ni empressé...
« Si vous vous liez avec quelques hommes plus intimement qu'avec d'autres, soyez discret sur vous-même, soyez toujours réservé comme si vous deviez les avoir un jour pour compétiteurs, pour adversaires ou pour ennemis ; les hasards de la vie le voudront ainsi.
« Quant au zèle, n'apportez ni au bazar du monde ni aux spéculations de la politique des trésors, en échange desquels ils vous rendront des verroteries. »
« Une des règles les plus importantes de la science des manières est un silence presque absolu sur vous-même ; entretenez les gens de vos souffrances, de vos plaisirs, ou de vos affaires, vous verrez l'indifférence succédant à l'intérêt joué, puis l'ennui... Entretenez plutôt les gens d'eux-mêmes. Votre conscience et la voix du cœur vous diront la limite où commence la lâcheté des flatteries, où finit la grâce de la conversation. Ne craignez pas de vous faire des ennemis ; malheur à qui n'en a pas dans le monde où vous allez ! Mais tâchez de ne donner prise ni au ridicule ni à la déconsidération...
« Tout est bien en vous. Veuillez donc ! Votre avenir est dans ce seul mot, le mot des grands hommes. »
Cette lettre immortelle au jeune Félix de Vandenesse, il semblait que le jeune Félix Gaillard en ait eu copie dans chacune de ses poches. Un romancier déjà le mettait en scène, c'était autour des années 50. Paris se croyait encore sous la Restauration, celle de la IIIe République.
A 37 ans, Félix Gaillard était ministre des Finances, et non des moindres. A 38 ans, président du Conseil, le plus jeune dans l'histoire de la République. Sa trajectoire avait été fulgurante.
Le soir de son investiture, je crois bien, il vint souper chez Lipp, la brasserie de Saint-Germain-des-Prés, tard dans la nuit, accompagné d'une femme ravissante, la sienne depuis peu. C'était l'image même de la félicité triomphante.
Il semblait que la vie l'avait choisi pour dérouler sous ses pas un tapis rouge, et qu'il saurait y marcher.
Cent-soixante jours plus tard, sa carrière politique était virtuellement terminée. Le drame de Sakiet, ce village tunisien que des militaires français avaient bombardé de leur propre initiative en vertu du droit de suite qu'ils s'étaient arrogé, avait créé une situation que le jeune chef du gouvernement n'était pas de taille à dominer.
Mais combien étaient-ils, ceux qui, dans le même contexte, auraient eu la dimension nécessaire ? Et ceux-là, qui eût voulu d'eux ?
Les grands hommes sont insupportables dans les moments où ils ne sont pas indispensables. Dans leur insondable frivolité, les hommes moyens — mais non médiocres — de la IVe République avaient écarté la carte Mendès France, comme s'ils en avaient eu d'autres dans leur jeu.
Félix Gaillard, trop vert en tout cas quand Sakiet lui tomba sur les bras, fut l'un de ceux que la IVe semble avoir propulsés sur la scène nationale afin de mieux les perdre avant que dix ans de gaullisme les fissent se dessécher sur pied. Même pour les âmes fortes, l'opposition, quand elle se prolonge, n'est pas une cure régénératrice, contrairement aux idées reçues. Loin des sources du pouvoir, l'homme politique sevré d'information risque toujours de se figer intellectuellement au point où il a été éloigné des Affaires. Il ne voit pas passer le temps qui passe sans lui, et qui rend parfois caduques ses positions comme ses oppositions.
La virtuosité d'esprit de Félix Gaillard, qui était remarquablement doué, le protégeait sans doute mieux que d'autres de cet engourdissement périlleux, comme l'harmonie de sa vie privée le protégeait de cette acrimonie propre à l'homme né pour le pouvoir quand celui-ci lui est refusé. Quatre fois réélu en dix ans dans son département — la Charente — il semblait avoir exceptionnellement bien supporté la longue hibernation gaulliste.
On l'avait vu en sortir au dernier Congrès radical, toujours nonchalant, à peine ironique, un peu plus sceptique peut-être. Mais on ne pouvait s'empêcher de penser, en le voyant : comment peut-il être si jeune ? tant ses débuts paraissaient appartenir à une autre époque, enfoncés dans les lointains d'une défunte république et d'un défunt radicalisme.
Voyons, quand était-ce, déjà, qu'entre gaullistes et communistes, on jouait à abattre ensemble un gouvernement après l'autre, à paralyser ensemble un homme après l'autre, chacun en étant un peu plus affaibli que le précédent et rendu un peu plus impuissant à maîtriser le processus de la décolonisation ?
C'était il y a cent ans. Quand on pense à tant d'hommes de valeur, usés, vidés, lorsqu'ils n'ont pas été à jamais brisés, on se dit que le moment était mal choisi pour naître à la politique, mais choisit-on ?...
De tous les jeunes loups, et aussi des moins jeunes, issus de la Résistance, qui prirent d'audace après la guerre une circonscription, tous ont été ministres, presque tous présidents du Conseil. Mais un seul, Jacques Chaban-Delmas, a traversé avec un bonheur constant, auquel chacun donnera le nom qu'il voudra, les ponts minés de la IVe République, pour atteindre indemne la Ve et s'y épanouir.
Les autres... Encore peuvent-ils vaguement espérer de l'avenir. Pour Félix Gaillard, les dieux cruels ont tranché.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express