Le cric et le croc

Évoque les principaux points du rapport du professeur Jean Rouvier, sur la pollution de l'air et de l'eau en France.
Si elle ne lutte pas de toute urgence contre la pollution de l'air et de l'eau, la France tombera rapidement « au rang de pestiférée et d'empoisonneuse du Marché commun ». Le verdict est de M. Jean Rouvier, professeur titulaire d'une chaire de droit public à la Faculté de Paris.
En sollicitant l'avis d'un juriste sur les problèmes relatifs à la pollution, M. Robert Boulin, ministre de la Santé publique, ne s'attendait peut-être pas à trouver saint Georges luttant contre le dragon. Mais c'est l'un des effets les plus facilement observés de la pollution que de créer des passions combattantes.
Donc, au terme d'une longue enquête, le Pr Rouvier a rédigé un rapport virulent, dans lequel il pourfend, attaque, dénonce, préconise et trace ainsi de la situation un tableau à se demander comment il y a encore, dans ce pays, des gens qui ne sont pas entièrement délabrés.
Mais peut-être, après tout, le sommes-nous tous plus ou moins par les vapeurs d'essence que nous respirons : la circulation automobile vient en tête des agents malfaiteurs, dans le domaine de la pollution atmosphérique. Le chauffage domestique vient après, et ensuite seulement les fabrications industrielles.
En droit pur, ce ne sont pas les textes qui manquent pour réprimer la pollution en la personne de ses auteurs.
Le problème est plutôt de déterminer qu'il y a dommage, de le constater, de le mesurer.
Or « les auteurs de la pollution peuvent s'estimer heureux en France, écrit M. Rouvier. L'armée qu'on prétend leur opposer n'a point de chef. En outre, elle est dispersée entre ministères, corps, laboratoires, autorités, commissions, qui augmentent chaque jour en nombre au point que personne n'a pu en dresser la liste. »
D'autre part, les ministères de l'Equipement, de l'Industrie, de l'Agriculture, de la Défense nationale et de la Marine marchande se trouvent dans la situation d'avoir à mener eux-mêmes la lutte contre des pollutions dont ils se rendent eux-mêmes coupables. Situation « à la fois grotesque et criminelle », déclare froidement le Pr Rouvier.
Pour y mettre fin, il faudrait que « les organes épars, antagonistes et paradoxaux qui sont censés être engagés en cette bataille, soient rassemblés sous une autorité de protection parée d'un prestige tel que son poids politique s'impose aux coalitions d'intérêts comme à l'administration préfectorale ».
Et qui disposerait d'un pareil poids ?
« Contre des ministères qui ne sont plus guère que l'expression d'appétits particuliers surexcités jusqu'au crime, poursuit le Pr Rouvier, prêts à souiller, à asphyxier les villes, les plages et les montagnes pour garantir le sacrosaint carnet de commandes, le ministre de la Santé publique doit faire prévaloir ce qui reste d'autorité à l'Etat en vue de la défense du bien commun le plus menacé. »
Mais la description que fait l'auteur de « l'état de sous-développement » dudit ministère, de ses directions « sous-administrées », de son corps des médecins de santé « anémié et démoralisé », n'est pas de nature à rassurer sur son aptitude à assumer une aussi vaste tâche, à supposer qu'on la lui confie : 260 médecins de santé alors qu'il en faudrait 1 000... 3 ingénieurs sanitaires au lieu de 250... Quelques inspecteurs de salubrité et agents d'hygiène et de désinfection au lieu de 3 400... Pas la moindre infirmière de santé publique où il en faudrait 10 000... « Les Finances ont pris leurs habitudes avec ce ministère, qui s'est laissé préférer des créations « bidon » de pur prestige, sans que jamais un ministre ait menacé de ne plus couvrir de sa présence un dénuement scandaleux. »
Au cours de son enquête, le Pr Rouvier a tout de même découvert que, par-ci, parlà, quelque chose marche. Par exemple, le S.c.p.r.i. (Service central de protection contre les rayonnements ionisants). Par exemple, le C.r.p.a. (Centre de recherches sur la pollution atmosphérique), qui dépend de l'Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale). Par exemple, un Secrétariat permanent pour l'étude des problèmes de l'eau, curieusement privé, lui, d'initiales, rattaché au Premier ministre, structure « très homogène et très efficace ».
Dans le domaine de l'eau douce, des travaux considérables ont été accomplis, qui ont permis d'identifier les causes de la pollution, ses sources, son processus et ses effets. Du côté technique, les procédés d'épuration sont parfaitement au point. Il s'agit maintenant d'augmenter le prix de l'eau de 40 % pour financer les investissements nécessaires et d'adopter quelques mesures énergiques que le Pr Rouvier énumère.
En revanche, les causes et les effets de la pollution de la mer sont mal connus et mal réprimés. Cinq, six, sept organismes s'en préoccupent, entre lesquels il n'existe aucune coordination. Entre autres informations réjouissantes, le Pr Rouvier rapporte que l'on a trouvé dans l'eau de mer, à un fort degré de concentration, un composé à base de plomb hautement toxique, lorsque la circulation automobile est intense sur le rivage.
Quant à la pollution de l'air, les substances polluantes essentielles sont à peu près connues. Mais « nonobstant le pullulement d'organismes de tout poil propres à faire illusion à l'électeur moyen, il n'existe rien », écrit le Pr Rouvier.
Cependant, le ministère de la Santé détient, dans ce domaine particulier, tous les moyens du commandement. En fait, la commission créée en 1962 s'est réunie quatre fois en huit ans. Les contrôles ne sont pas exercés. L'appareillage est insuffisant. « La prolifération d'organes anarchiques, la guerre intestine, la protection confiée aux pollueurs, faiblesses devenues inadmissibles du système français, sont ici portées à leur plus haut degré. »
Chacun de nous étant obligé de respirer, et dans l'instant même, peut-être est-il inutile de poursuivre cette lecture déprimante. Il suffit d'être empoisonné. N'y ajoutons pas l'ennui de le savoir.
Dans le cadre de la guerre intestine à laquelle le Pr Rouvier fait allusion, il est probable que son texte servira de munitions à tel ou tel camp. Ce que l'observateur en retient, c'est qu'il lui importe peu de savoir si c'est le Cric ou le Croc, le Pkfgt ou la Xzuto, ce ministre-ci ou ce ministre-là qui aura mission de mener la lutte contre la pollution. Pourvu qu'il y ait, au plus haut niveau, volonté de la mener.
Le mot de Clemenceau n'a pas vieilli : « Si vous voulez faire quelque chose, faites-le. Sinon, nommez une commission. »

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express