Analyse les propos du journal « La gauche prolétarienne », régulièrement saisie par la police. Montre bien qu'il ne représente pas de vrai danger, malgré ses propos incendiaires contre les représentants du capitalisme.
Il est bien dommage que « La Cause du peuple », organe de la Gauche prolétarienne dirigé — mais non rédigé, hélas ! — par Jean-Paul Sartre, soit régulièrement saisi. Il rapporte des choses intéressantes et au-delà sur les conditions de travail dans certaines usines, et les révoltes qui s'ensuivent.
De surcroît, et du strict point de vue du pouvoir, les brimades dont ce journal fait l'objet donnent aux exemplaires qui finissent, néanmoins, par circuler, un attrait qui n'eût pas été, autrement, évident.
« La Cause du peuple », c'est quelque chose comme le journal de l'Armée du salut, où la parole de Mao remplace celle du Seigneur et où on vous le dit en vérité ce sont les pauvres qui s'assiéront à la place du patron dès qu'on aura crevé tous les bourgeois. Ce qui ne saurait tarder, puisque « l'issue inévitable de la lutte des classes, c'est en fin de compte la lutte armée ». En d'autres termes, la guerre civile.
D'ici là, le disjoncteur qui se déclenche, le sucre fin qui bloque un moteur, et toutes les formes de sabotage sont recommandées. Car « il faut bien l'avoir dans la tête : rien n'est à toi, tout est à l'exploiteur. Alors, quand tu désorganises la production ou que l'outil de travail est endommagé, tu as frappé le patron au porte-feuille. Tant que l'usine est au patron, tout lui appartient et la production, c'est sa production ».
Ici, « La Cause du peuple » ajoute, tout comme si elle était rédigée par la comtesse de Ségur née Rostopchine : « Ce sera différent quand nous prendrons les usines. » Une fois la guerre gagnée, puisque, aussi bien, aucune autre voie n'est envisagée.
Incantatoires et prédicantes, les colonnes de « La Cause du peuple » sont tout entières imprégnées par la lutte contre le Diable, contre le Malin, contre Satan. La guerre, oui, mais la guerre sainte. Personne ne s'étonnera, en conséquence, que l'adversaire emprunte le plus souvent une forme animale. Ainsi, ce sont « les loups, les cochons et les chiens de l'ancienne société qui se déchaînent contre « La Cause du peuple ». Le capitalisme est « une bête immonde ». Les gendarmes « des bêtes nuisibles qui vivent aux crochets du peuple ». Le chef d'entreprise atteint par le sabotage « un chacal blessé à mort ». Il appartient à « la vermine patronale », tandis que les communistes appartiennent à « la vermine P.c.f. » et les syndicalistes à « la vermine C.g.t. ». La vermine a, dans l'esprit des rédacteurs de « La Cause du peuple », un caractère manifestement obsessionnel, de même que l'adjectif « immonde », qui qualifie les C.r.s., les dirigeants soviétiques et les capitalistes, confondus dans un même hoquet de répulsion.
Mais comment atteindre le Diable dans toutes ses incarnations ? « Pour ôter le masque aux monstres, il faut les frapper. »
Tout cela est écrit en 1970, à Paris, par des intellectuels qui croient à la mort de Dieu et qui s'expriment comme des moines de l'Inquisition dans un procès de sorcellerie. Et qui se penchent sur la société comme sur une femme possédée qu'il faut exorciser du démon pour qu'elle repose enfin, purifiée.
Pour mieux situer le combat, où cherche-t-on des comparaisons ? Avec la Commune ? La Révolution russe ? chinoise ? 1789 ? 1848 ? Nullement. Colonne après colonne, et à propos de tout, c'est à la Résistance, la résistance contre l'occupation allemande, qu'est assimilée l'action de la Gauche prolétarienne.
Est-ce à un vieux F.t.p. nostalgique, ou à un jeune Juif rongé par le remords d'être vivant que l'on doit cette trouvaille ? A leur combinaison, peut-être.
Ainsi peut-on lire : « Le pouvoir bourgeois menacé se conduit comme un occupant. La nouvelle résistance renoue avec la résistance populaire armée contre l'envahisseur et ses collaborateurs de 1940 à 1945. Nous voulons continuer le combat du colonel Fabien... »
Ainsi apprend-on à propos des commerçants en colère, obstinément annexés par la Gauche prolétarienne, que, « dans l'Isère, on sait se battre contre les occupants, qu'ils soient avec ou sans croix gammée ».
Ainsi, le chant des Nouveaux Partisans assure-t-il : « Il n'y a que deux camps, vous n'êtes plus du nôtre, à tous les Kollabos nous on fera la guerre. » Ainsi, conseille-t-on, en passant, à M. Marchais de reprendre « l'accordéon dont il régalait les officiers nazis en ripaille avant de partir au S.t.o. »
Ainsi est-il écrit qu'au foyer des travailleurs immigrés de Seyssinet « la bourgeoisie a le visage de l'occupant nazi ».
Et la première page du numéro publié le 1er mai est illustrée par la reproduction d'un avis de la Kommandantur annonçant, pendant la guerre, la condamnation de trois résistants à la peine de mort.
D'abord, l'assimilation systématique surprend et on cherche le sens de cette mascarade patriotique. Et puis, on craint de comprendre. Le combat auquel convie en vérité « La Cause du peuple » ne se déroule pas dans le champ des antagonismes réels et des conflits concrets, mais dans celui de l'imaginaire, là où il n'existe que deux camps. L'Ange et la Bête, le Bien et le Mal, Dieu et le Diable. Et le mot « nazi », avec ses connotations diverses et sa charge sadique, c'est l'un des noms du Diable. Du mal absolu.
Nazi. On peut s'inquiéter, pour ceux qui le répètent et le répètent, et le répètent, de la fascination que le système hitlérien semble exercer sur eux. Ils en parlent comme les bigotes parlent du sexe. On sait ce que cela veut dire.
Il reste que MM. Le Bris et Le Dantec n'ont jamais, que l'on sache, touché eux-mêmes un fusil, ou un pain de plastic. Leur violence personnelle est restée gesticulation purement verbale.
Dès lors, de quoi sont-ils vraiment coupables ? D'un délit qui n'est pas prévu par le Code civil. Ils ont trouvé une illusion à la taille du désarroi de leur génération : le maoïsme, version française. Cette illusion, ils la répandent. Et cela, d'une certaine façon, c'est un crime. Un crime contre l'esprit. MM. Le Bris et Le Dantec vendent du rêve, tout comme un magazine du cœur.
Ce n'est évidemment pas la charge que le tribunal a retenue contre eux. Dommage, c'est la bonne.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
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