Le vrai prestige

Décrit les évolutions de la grève des gardiens de musées nationaux. Donne son opinion sur les rapports qu'entretiennent les citoyens avec les musées. A travers cet article, argumente en faveur d'une augmentation du budget des Affaires culturelles.
Il ne manquait plus que les gardiens de musée pour exprimer leur mécontentement. On pourrait croire, cependant, qu'il s'agit d'un métier plaisant. L'ennui est que, toutes nourritures spirituelles mises à part, il ne nourrit pas son homme, ou fort improprement. A raison de 617 F 88 par mois pour débuter, et de 900 F en moyenne, primes dominicales incluses, costume fourni par la maison, on se dégoûterait facilement de la meilleure peinture. D'où la grève que le ministre des Affaires culturelles, M. Edmond Michelet, a martialement brisée avec l'aide de l'armée.
Il eût été fâcheux, sans aucun doute, de se tuer à persuader les touristes étrangers qu'ils doivent reprendre le chemin de Paris, pour leur claquer, à Pâques, la porte du Louvre au nez. Il suffit qu'elle soit fermée à 17 heures. Et le mardi toute la journée.
Le musée est un des lieux qui donnent la plus haute idée de l'homme, a écrit André Malraux. Certes. A condition qu'il soit ouvert.
Peut-être les touristes de Pâques ont-ils été surpris en découvrant que, en France, on fait surveiller « Les Noces de Cana » par des militaires. Moins surpris, néanmoins, que ne le furent les gardiens de musée à se voir ainsi remplacés. Ils avaient mal apprécié, semble-t-il, le rapport des forces. Quand on ne possède ni le nombre ni les armes, il arrive qu'on la trouve encore devant soi, l'autorité de l'Etat.
Aussi ces gardiens étaient-ils, mercredi, de la plus méchante humeur gréviste. Et M. Jean Châtelain, directeur des Musées nationaux, murmurait-il, à les voir aussi nerveux :
« C'est un petit Nanterre, un petit Nanterre... » En dépit de la moyenne d'âge, ce n'est pas à l'hospice qu'il pensait.
En fait, il semble que l'affaire se réglerait, dans l'immédiat, avec 500 000 Francs par an. Le personnel des trente et un musées nationaux, ce n'est pas les usines Renault. On y compte 838 personnes, en tout. Pour être précis, 330 auxiliaires, 330 gardiens proprement dits, 82 brigadiers, 17 surveillants, 71 ouvriers de surveillance, 6 chefs d'équipe, 2 contremaîtres de surveillance.
Mais dans le budget dérisoire des Affaires culturelles, 500 000 Francs représentent une somme considérable. M. André Malraux lui-même, fort de tout son prestige, n'a jamais pu arracher à un ministre des Finances une part décente du Budget national ; on voit mal comment M. Edmond Michelet y parviendrait.
Alors, au Louvre, réorganisé cependant à grand fracas, les salles ne sont jamais toutes accessibles le même jour, parce que la pénurie de personnel impose le roulement. Au musée d'Art moderne, si l'on tient à voir la fameuse toile de Dufy « La Fée Electricité », il faut adresser une demande spéciale. La salle où elle se trouve est fermée, faute de gardien. Et la moitié du musée aussi, par roulement.
Là, il est vrai que le visiteur ne perd pas grand-chose, le contenu permanent de cette morne bâtisse étant, à peu de chose près, à la hauteur du contenant, ce qui est tout dire. A croire que, depuis sa création en 1937, les achats ont été faits par des adversaires délibérés de la peinture de leur temps. Ainsi, funeste miracle, la ville où s'est développée la plus illustre et la plus féconde école de peinture du siècle n'a rien, ou presque, à en montrer.
Pourquoi les Français supportent-ils cette misère, pour ne rien dire des vitres crasseuses et des murs douteux ? On dira que la plupart l'ignorent, parce qu'ils n'ont jamais mis les pieds dans les musées nationaux. Parce qu'ils n'ont jamais franchi l'entrée du Louvre, munie d'une ampoule nue dont ils ne voudraient pas comme éclairage dans leur cuisine.
Eh bien, s'ils ne le savent pas, il faut le leur dire. C'est du prestige de leur pays qu'il s'agit, le vrai prestige. Et on pourrait ajouter : c'est de leur intérêt. Car il n'y a pas, aujourd'hui, d'attraction plus puissante pour les voyageurs, venant de tous les coins du monde, que de beaux musées remplissant bien leur fonction.
Le musée, on le sait, est une institution relativement récente, puisqu'elle existe depuis moins de deux siècles. Selon Malraux, il a imposé « une mise en question de chacune des expressions du monde qu'il réunit, une interrogation sur ce qui les réunit ». Malraux dit aussi : « Le vrai musée est la présence, dans la vie, de ce qui devrait appartenir à la mort. »
Le Louvre, avec ses richesses accumulées, et leur diversité, répond à cette définition. Il a d'ailleurs reçu, l'année dernière, 2 178 000 visiteurs en quête du passé.
Certains soutiennent que de tels musées sont, en somme, des cimetières. L'art, disent-ils, c'est l'art vivant, celui qui se fait en ce moment, celui par lequel une société manifeste qu'elle continue d'exister et qu'elle a quelque chose à exprimer.
D'autres encore attendent d'un musée qu'il ne contienne que des toiles majeures, tel le Prado à Madrid ou le musée d'Art moderne à New York. Et puis, il y a les millions de gens qui se croient indifférents à la peinture parce qu'on ne leur a jamais enseigné à la regarder. Cela ne fait pas partie de l'éducation, en France. Même de la meilleure. Mais proposerait-on à ces indifférents de fermer les musées nationaux, économisant ainsi les deniers de l'Etat, ils hurleraient d'indignation.
Le contribuable le plus borné éprouve à l'égard du musée une sorte de fascination. Et pas seulement parce qu'« il y en a pour de l'argent, là-dedans ». Parce qu'il sent, confusément, que personne ne peut en être quitte avec l'art en disant : « Ça ne m'intéresse pas... »
Ou : « Je ne comprends pas... »
Même s'il ne sait pas, formellement, qu'un art français autonome existe depuis des temps très anciens, même s'il ne peut pas citer un nom d'avant-hier ou d'aujourd'hui, un Français a presque toujours conscience du rôle qu'ont joué son pays et Paris comme centre créateur, singulièrement depuis un siècle. Il arrive même qu'il en soit excessivement vain. Alors, pourquoi accepterait-il que l'on en parle bientôt au passé ?
C'est ce qui finira par arriver si les pouvoir publics continuent de tenir les affaires culturelles, et singulièrement la peinture, pour une frivolité.
Quand M. Chaban-Delmas, composant son ministère, a proposé à M. Edgar Faure le portefeuille de M. Malraux, faisant valoir qu'il s'agissait à la fois d'une noble succession et d'un domaine important, M. Faure n'a eu qu'un mot : « Il n'y a pas de ministère important qui dispose de 0,60 % du Budget national. »
Sans doute. Mais qui peut citer aujourd'hui le nom d'un ministre contemporain de Cézanne ?

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express