Pronostic pour la crise du système actuel
Tout n'est pas stérile, dans la pagaille. Rien de tel pour observer combien le fonctionnement des ensembles humains est devenu délicat. Celui d'un pays, par exemple. En vérité, c'est merveille qu'il ne soit pas plus troublé et qu'il y ait encore un nombre si considérable de gens pour se plier aux règles sans lesquelles plus rien ne fonctionnerait.
Mais, si l'on met à part les anarchistes pathologiques, il ne faut pas prendre à la légère — ni, sans doute, dramatiser — les éruptions auxquelles nous assistons. Quand des catégories diverses de la population déchirent le contrat tacite par lequel tout le monde s'engage à faire fonctionner, là où il se trouve, l'ensemble humain nommé France, ou au moins à ne pas le paralyser, cela signifie qu'un pays est en crise.
Il se peut que l'état de crise, avec accès plus ou moins aigus, soit désormais permanent dans les ensembles humains très civilisés.
L'ennui est qu'il y a de mauvaises crises. Les exemples ne manquent pas de mesures dites technocratiques, prises par l'Etat avec une ignorance candide de ce que sont les hommes qui auront à les subir. Ces hommes exaspérés finissent par se rebeller. Une partie de l'opinion s'émeut et les soutient. L'Etat finit par rapporter tout ou partie desdites mesures. C'est la crise coûteuse, à tous égards, et régressive.
La crise évolutive, en revanche, est saine, et il y en a toujours eu. Mais, à la mesure d'une vie humaine, il n'arrivait pas que l'on eût à en traverser plusieurs. Ni même parfois une seule. Les sociétés et les modes de vie changeaient lentement. Maintenant, c'est le toboggan.
Or il n'est pas du tout vrai que les hommes soient faits, biologiquement, pour être ainsi bousculés. Que leur capacité d'adaptation soit infinie en l'espace d'une vie. Il n'est pas du tout vrai que la sécurité sociale remplace la sécurité psychologique : vivre et mourir sous le même toit, dans la même région, à côté du même homme ou de la même femme, en faisant le même métier. Quand, de surcroît, cette bousculade se traduit par une dégradation relative du niveau de vie et l'angoisse de l'avenir, on ne peut tout de même pas s'attendre que les victimes hurlent de joie.
Ainsi voit-on le surgissement d'oppositions hétéroclites, en particulier là où le passage à la société industrielle fait naître des tensions trop cruelles, des inquiétudes trop grandes, des tracasseries trop pénibles. Ceux qui les subissent constatent que personne ne s'occupe d'eux, jusqu'à ce qu'il y ait explosion. Et ils explosent. Des groupes naissent, qui font leur propre loi, créant du même coup les désordres que nous connaissons.
Lorsque, en qualité d'usager, il faut subir les effets successifs ou simultanés des désordres que provoquent les autres, cela finit par rendre nerveux. Voire par inciter à l'imitation. Et alors, n'importe quoi peut arriver. Les grands désordres n'accouchent jamais que de dictatures, une fois le carnaval terminé. C'est ce qui les rend redoutables.
Mais, pour l'heure, les contestations ne s'accumulent pas, chacun étant exaspéré par les manifestations de l'autre. Elles sont parallèles. Et les petits désordres ne témoignent peut-être, à la fin, que des tâtonnements d'un ensemble humain à la recherche d'un nouveau système de fonctionnement, qui soit le moins contraignant possible pour chaque individu, qui lui laisse le plus de liberté possible dans le choix de sa vie, tout en étant efficace, cohérent dans l'action collective. C'est un fameux problème.
Pour ne parler que des dix mille dernières années on voit bien que, partout, le fonctionnement des ensembles humains a été assuré par l'esclavage, les religions et la police, utilisés séparément ou simultanément, pour que l'ordre règne. De temps en temps, naissait la cohésion spontanée que provoque la menace sur le territoire d'une communauté. La guerre, pour l'appeler par son nom. Situation idéale, si l'on ose dire. Mais, dans les intervalles, on en revenait aux bons vieux ciments.
Peu à peu, cependant, sur quelques points très rares du globe, les fondements de la cohésion par la crainte se sont usés pour être remplacés par l'adhésion de tous les
groupes de la communauté à des règles de fonctionnement semblables pour tous. Avec un minimum de gendarmes derrière chacun. A l'intérieur des groupes, les hiérarchies subsistaient, mais devenaient un peu plus souples.
Formidable progrès, si l'on veut bien admettre que le progrès, c'est ce qui fait avancer chaque homme dans l'ordre de la liberté, et rien d'autre. Progrès tout neuf, si l'on fait le calcul suivant. En admettant que, pendant dix mille années, la durée moyenne de la vie humaine ait été de 62 ans, cent soixante hommes se sont succédé en ligne verticale. Or l'avant-dernier était déjà né que l'esclavage existait encore, en terre française.
Le fonctionnement du système fondé sur la cohésion par le libre consentement à des fins communes présupposait que les enfants acceptent d'obéir à leurs parents, que les employés acceptent les ordres de leurs directeurs, que les étudiants acceptent les leçons de leurs maîtres, que piétons et voitures acceptent de passer alternativement, et que tout le monde accepte l'autorité de l'Etat, exercée à travers ses représentants, même lorsque ceux-ci sont percepteurs. Cela a marché, cahin-caha. Parce que les filières autoritaires ont été longtemps maintenues par les mœurs. Parce que les vieux en savaient plus que les jeunes. Parce que l'élite en était une. Et aussi parce que, par la possession d'un bulletin de vote, chacun savait, ou croyait, qu'il pouvait à intervalles réguliers tenter de modifier certaines règles à l'intérieur de la règle du jeu.
Cela a marché, cahin-caha, et puis cela s'est mis à ne plus marcher du tout. En France, en tout cas, et aussi là où cela marchait plutôt mieux.
Il n'y a pas de quoi se désespérer, au contraire. Il faut chercher. Un nouveau système finira par s'instituer, où l'on admettra qu'aucune décision ne peut convenir à tout le monde, que les groupes antagonistes doivent perpétuellement négocier et qu'il y en a de toutes sortes, à commencer par ceux qui roulent la nuit et ceux que le bruit dérange. Aux politiques de définir un minimum de fins communes, capables d'être poursuivies par tous les groupes de l'ensemble humain nommé France.
Ce n'est pas impossible si l'on arrive à émerger de la mythologie. Mythologie de « l'intérêt national » que l'on brandit pour demander aux uns des efforts qu'ils sont seuls à consentir ; mythologie du « bonheur du peuple » garanti par d'autres sitôt les banques d'affaires nationalisées.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
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