Débat apprécié à « Armes égales » entre JJSS et VGE au sujet de l'égalité des chances dans la vie. Donne son propre point de vue sur la question (ou redéveloppe à partir de ce qu'elle a entendu dans le débat télévisé). Affirme que la France n'est pas enco
L'EGALITE DE HAUT EN BAS
FRANÇOISE GIROUD
C'était Déroulède interprété par Mounet-Sully et Firmin Gémier. Ce fut Keynes interprété par Delon et Belmondo. En passant, d'un coup, de MM. Michel Debré et Jacques Duclos à MM. Valéry Giscard d'Estaing et J.-J. Servan-Schreiber, « Armes égales » a sauté un siècle dans la forme. Et aussi sur le fond, puisqu'on y parlait, cette fois, de choses sérieuses : l'égalité des chances dans la vie.
Une fois avalés deux prologues filmés, un peu laborieux, la suite fut du très bon spectacle, y compris la participation des auditeurs, et bien que l'objet du débat ait disparu souvent derrière un combat singulier. Mais c'est peut-être ce qui donnait à l'émission sa tension. Et c'est probablement grâce à la dramatisation artificielle de tels duels que la télévision peut le mieux ouvrir des dossiers sans qu'ils exsudent l'ennui. Le style personnel, s'il est vif, fait passer le contenu. Au point que, parfois, on ne retient plus que lui. Pourtant, il importe peu, en vérité, de savoir si, pour le succès de leurs entreprises, M. Giscard d'Estaing doit se garder d'un ésotérisme technique et M. Servan-Schreiber d'une désinvolture que le public peut ressentir comme s'il en faisait l'objet. Ou s'il est bon qu'un ministre des Finances en impose, avec son latin, comme le Médecin malgré lui, et qu'un opposant soit spontanément irrévérencieux à l'égard de l'incarnation du pouvoir. C'est leur problème, et pas le nôtre.
L'égalité, en revanche, est le problème de tous. Dans le principe, tout le monde est pour. Mais à condition que, selon la formule fameuse, certains égaux soient plus égaux que d'autres. On approuve que la situation matérielle des « inférieurs » dans l'ordre social soit améliorée, leurs maladies mieux soignées, leurs enfants initiés au ski, leurs loisirs ornés de concerts, de conférences et de représentations de Shakespeare organisés à leur intention. Mais à condition qu'ils restent entre eux.
C'est le grand malentendu. Tout le monde est pour l'amélioration du sort des autres. Et elle existe, indiscutablement. Mais, pour l'égalité, c'est une autre histoire.
Tout en haut, qu'un jeune homme méritant autant qu'ambitieux parvienne jusqu'à la porte du club des dirigeants, il se peut qu'on lui permette de la franchir, l'idéal étant d'utiliser ses compétences en le tenant dans l'état subalterne. Mais la véritable intégration, si elle a lieu, n'est accordée qu'à celui dont une série d'opérations de raffinage a fini par faire un produit parfaitement homogène au milieu. Celui-là ne mettra pas de vinaigre dans l'huile.
La structure du club change un peu, c'est vrai, parce qu'il a de plus en plus besoin de « managers ». Mais très peu. Et à regarder la composition sociologique du gouvernement, par exemple, on verra que le club politique, quand il s'agit du pouvoir, n'est pas beaucoup plus ouvert.
C'est ainsi de haut en bas. Pour d'autres, c'est le club du savoir et du parchemin qu'il convient de garder fermé une fois que l'on y est soi-même entré. Et l'on connaît peu de chefs de bureau qui ne s'affoleraient si leur supériorité hiérarchique ne les confirmait dans leur supériorité tout court.
Hé ! c'est qu'il y a de quoi ! L'égalité réalisée pourrait bien n'être pas si délicieuse qu'on le dit. Ceux-là mêmes qui voudraient l'établir alors qu'ils bénéficient aujourd'hui, là où ils sont, des agréments d'une société inégalitaire, trouveraient peut-être pénible d'avoir à la vivre. Il faut être très sûr de sa supériorité intrinsèque, morale ou intellectuelle, pour souhaiter l'égalité formelle. Les grands égalitaristes n'ont jamais été des « paumés » de la vie, mais des gens qui savent ou qui croient n'avoir aucun besoin des attributs de la supériorité théorique — fortune, grade, titre, fonction — pour que la leur s'impose, incontestable.
L'égalité ne peut pas être le paradis pour tous, puisque l'inégalité originelle y est prise en flagrant délit. Alors, à qui reprocher ce qui sépare le beau du laid, la mémoire de fer de la tête en passoire, la solidité de la fragilité constitutionnelle, les dons de leur absence ? Encore y a-t-il une part de beauté, de santé, de développement des facultés, qui peut être acquise si l'organisation sociale se prête à vous y aider.
Mais ce que l'on désigne vaguement sous le terme de caractère, cette aptitude à fabriquer du bonheur ou du malheur, du succès ou des échecs de tous ordres avec ce que l'on a, handicaps compris, de quoi est-ce fait ? Où cela réside-t-il ? Et ce qui privilégie pour la vie l'enfant préféré de sa mère, détériore les chances de l'enfant non désiré ?
Il reste que, lorsqu'on en sera à ne plus souffrir que de ces inégalités-là, on aura sans doute appris soit à les réduire, elles aussi, soit à les rendre tolérables. Et que, pour l'heure, la société française n'est pas encore près de tomber dans « l'enfer » de l'égalité. L'exemple de MM. Giscard d'Estaing et Servan-Schreiber en est illustratif.
Ce sont deux jeunes ours bien léchés par leurs parents, veillés, élevés, nourris, instruits, entraînés, vitaminés, protégés, munis de tout le bagage que la bourgeoisie peut donner à ses fils. Parmi les 665 000 Français de leur âge, 45 ans, qui les regardaient, moins de 25 000 ont pris le départ dans des conditions comparables. Surtout, ce sont toujours les mêmes. Un enfant doit être exceptionnellement doué pour réussir à changer de condition sociale. Parmi les cadres supérieurs nés entre les deux guerres, l'Insee recense 1 % de fils d'agriculteurs et 2 % de fils d'ouvriers. Soit 3 000 sur 6 millions et demi. Inversement, sauf à être émigré, obligé de fuir son pays, il faut être exceptionnellement stupide pour se retrouver dans une situation sociale inférieure à celle de son père.
Alors, l'égalité des chances, nous en sommes encore loin. Le barrage que dresse l'inégalité persistante des chances d'accès aux centres de décision et du pouvoir, partout où il est, demeure épais. Si des voies très larges de passage ne sont pas ménagées, ceux que protège ce barrage risquent de le voir un jour s'écrouler sous une furieuse poussée. Eux dessous, avec bien d'autres choses.
On objectera que l'accès à la zone du pouvoir, dans le sens le plus large du terme, n'est pas un but. Que le bonheur d'un homme ne peut pas être aussi intimement confondu avec sa situation professionnelle. Que, de la fête des sens aux grandes aventures spiritualistes, le bonheur a cent voies plus gratifiantes qu'un fauteuil de directeur. C'est évident.
Mais l'égalité des chances devant le bonheur, c'est un sujet en soi. On ne se méfiera jamais assez de ceux qui n'ont pas trop de lyrisme pour exalter le bonheur des humbles. Que ne choisissent-ils pour leur part d'être manœuvre-balai...
F. G.