Réagit aux déclarations du prince Philip, époux de la Reine d'Angleterre et s'interroge sur la signification de la royauté en Angleterre.
Un jour que le prince Philip était en voyage officiel à Paris, accompagnant son épouse la reine Elisabeth, François Mauriac observa sur son passage : « Il a mauvais genre, ce garçon... »
Un grand nombre d'Anglais partagent ce sentiment, depuis que le prince s'en est allé aux Amériques déclarer en personne, devant les caméras de la chaîne N.b.c, que la Reine tire le diable par la queue. Et que, par voie de conséquence, il la tire aussi.
L'année prochaine, « we go into the red », a-t-il affirmé. « Nous ne pourrons plus joindre les deux bouts. »
Ce n'est pas que le couple royal se soit livré à des prodigalités. Au contraire. Il rogne, il rogne. Son problème se situe plutôt au niveau de l'échelle mobile. Le Parlement n'ayant pas ajusté, depuis dix-sept ans, les émoluments royaux à la hausse des prix, le Prince a dû vendre un yacht... Et l'autre n'a que 250 hommes d'équipage. Il se pourrait qu'il renonçât à jouer au polo, sport coûteux. Il a même envisagé d'abandonner le palais de Buckingham pour emménager avec sa famille dans une demeure plus modeste...
Nouvelle inouïe, alors que le quarantième monarque qui règne sur la Grande-Bretagne depuis la conquête normande passe pour posséder la troisième fortune du monde. Périodiquement, cette fortune a fait l'objet d'évaluations qui restent approximatives, les banquiers de la Reine, Coutts and Co, gardant bouche cousue. Néanmoins, le « Financial Times », examinant respectueusement mais fermement la situation, remarque que ces messieurs n'ont certainement pas négligé de faire fructifier le capital hérité par la Reine
et qui lui appartient en propre. Les récentes supputations le situent autour de 600 Millions. A quoi il faut ajouter deux propriétés, Sandringham et Balmoral, la plus belle collection d'œuvres d'art jamais réunie, commencée par Henri VIII, forte de 5 000 toiles, riche d'une série de dessins français et italiens dont les moindres sont signés Léonard de Vinci. A quoi il faut ajouter les revenus annuels du duché de Lancaster, qui sont exempts d'impôts, et autres menus bénéfices.
Il n'y a aucune impertinence à en faire état. Les Anglais, marchands de toujours, n'ont pas, à l'égard de l'argent, les vraies ou fausses pudeurs françaises. Ce sont eux, et non les Américains, qui ont inventé l'expression : « Combien vaut-il ? » (how much is he worth) pour jauger un homme. Si le secret de la fortune personnelle de la Reine n'a pas été entièrement percé, c'est parce que l'on considère généralement qu'il est du ressort de sa vie privée.
Seules ses ressources publiques ont donc fait l'objet du débat provoqué aux Communes par les lamentations du prince Philip. Comme le Premier ministre annonçait qu'une commission spéciale examinerait la situation au cours de la prochaine législature, un député conservateur, ému d'un tel délai, s'est exclamé : « Le Premier ministre n'a donc pas d'âme ?
— Il n'y a pas d'urgence, a répondu M. Wilson.
— Ils ne meurent pas de faim », a conclu un député travailliste, irrité.
Certes. Aussi n'est-ce pas la question. Il s'agit plutôt de savoir si les Anglais sont toujours prêts à se payer une monarchie dont le prix de revient a été maintes fois calculé. Le journaliste Anthony Sampson l'évalue à 25 Millions de Francs, compte tenu des privilèges dont la Reine jouit en dehors de ses « frais de représentation », fixés à 6 Millions environ (475 000 livres).
Et le prince Philip, en ouvrant au Canada la série de ses « gaffes calculées » ou présumées telles, a mis les pieds dans le plat. Exercice auquel il se livre d'autant plus facilement qu'il s'entraîne depuis plusieurs années à les mettre dans sa bouche. « Si le peuple ne veut plus de la monarchie, a-t-il dit, il n'a qu'à s'en débarrasser amicalement. »
Il semble que, pour sa part, « l'homme le plus soumis à la contrainte que l'on puisse rencontrer », selon ses propres termes, ne détesterait pas se trouver en congé de royauté.
Le procédé n'a pas été apprécié. Il n'est pas courant, en effet, qu'un chef d'Etat ou son conjoint expose à l'étranger ses revendications de salaire et laisse entendre qu'au cas où elles ne seraient pas satisfaites, il prendrait une douce retraite.
Mais nos amis anglais auraient tort d'en être humiliés. La Reine est une institution internationale. Ils se tromperaient s'ils croient qu'elle ne règne que sur ses sujets. Son royaume s'étend bien au-delà.
Nous ne savons pas au juste ce qu'elle fait, mais nous savons qu'elle le fait bien. Nous ignorons pourquoi il lui faut trois cents pendules qu'un employé spécialisé remonte chaque matin dans les six cents pièces du palais de Buckingham, alors qu'un modeste système électronique... Mais il est clair qu'une reine doit avoir l'exactitude des rois. Qu'une seule de ces pendules retarde, et on voit la catastrophe... Nous nous en remettrions mal.
Nous ne trouvons pas excessif qu'elle dispose de cent soixante domestiques, alors que Mme Onassis en emploie deux cents. On pourrait même juger que c'est la différence qui est choquante.
En un mot, nous serions volontiers royalistes chez les autres. Il est vrai que cela ne nous coûte pas un penny, mais peut-être même serions-nous capables, si Pierre Bellemare nous y engageait, d'adresser des mandats à la Cour d'Angleterre pour que la Reine n'ait pas à réduire excessivement son train de vie en 1970.
« C'est une grande erreur de vouloir gouverner sans un minimum d'éclat », a dit autrefois un Premier ministre travailliste, Clément Attlee. Cet éclat, cet apparat, qui continuent d'entourer de sa magie la monarchie britannique, nous avons la faiblesse d'y être attachés comme à « la dernière illusion qui fonctionne ».
Il va de soi que nous en jugeons autrement quand il s'agit de nos propres institutions. Que dirions-nous si M. Pompidou entretenait une écurie de courses ? Si son épouse jouait au polo et se déplaçait dans un hélicoptère décollant directement des jardins de l'Elysée pour éviter de frayer avec le vulgaire, fût-ce à travers les vitres d'une Rolls ?
Eh bien, c'est évident. Il y aurait une révolution.
A y réfléchir, ce qui nous distingue des Anglais, c'est peut-être, essentiellement, une disposition naturelle au changement de régime. Sans nous immiscer dans leurs affaires, nous ne saurions trop les engager à ne pas la contracter. Même s'il doit leur en coûter un yacht pour amuser le prince consort.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
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