Une méthode de vie

Réagit aux déclarations d'Alain Peyrefitte. Dénonce l'amalgame entre pornographie, usage de la drogue et prostitution pour expliquer les dangers du libéralisme. Donne sa vision des toxicomanes et la manière de lutter contre leur recrudescence.
Le nombre des prostituées issues des familles aisées s'est accru ces dernières années, et il n'est pas rare, aujourd'hui, que l'on quitte les bancs du collège ou de l'Université pour se prostituer. »
Cette surprenante déclaration a été faite, le 24 octobre, au Parlement, par M. Alain Peyrefitte, ancien ministre, président de la Commission des affaires culturelles, familiales et sociales, dans le cadre d'un débat sur la drogue.
M. Peyrefitte entendait ainsi montrer que « l'affaire de la drogue n'est qu'une manifestation parmi d'autres de la dégradation des comportements individuels et collectifs dans notre société développée ». Sont inclus dans ces manifestations : « l'indécence de la mode vestimentaire », « une véritable invasion... de publications franchement obscènes » et... le succès de Papillon.
M. Peyrefitte en conclut « qu'il faut prendre conscience des dangers du libéralisme » et de la « société de tolérance ».
On peut n'avoir aucun goût ni pour les pornographes, ni pour la drogue, ni pour la littérature de M. Papillon et rester rêveur, cependant, devant cet amalgame.
La clientèle des « publications obscènes » n'a jamais été recrutée parmi les très jeunes gens, qui fournissent, selon les spécialistes, le plus gros contingent de drogués. Et jusqu'à nouvel ordre, la pornographie n'a jamais conduit personne en hôpital psychiatrique, ni même empêché ses plus enragés consommateurs de réussir de brillantes carrières dans la grande industrie ou les affaires de l'Etat.
Bien qu'il n'ait jamais été ministre de l'Intérieur, ni préfet de police, M. Peyrefitte doit en savoir, à cet égard, suffisamment. C'est d'ailleurs l'un de ses prédécesseurs à l'Education nationale — qu'on appelait alors l'Instruction publique — ministre de grande réputation, qui avait réuni avant la guerre la plus célèbre collection d'ouvrages érotiques illustrés. En revanche, la chronique secrète ne risque pas de nous révéler un jour qu'un homme chargé de lourdes responsabilités assurait sa charge entre deux piqûres d'héroïne, surtout s'il est entré dans l'univers de la drogue à 16 ans.
Si l'on pouvait véritablement assimiler l'extension de la toxicomanie à ce que M. Peyrefitte appelle « la dégradation des mœurs », nous pourrions l'observer avec une relative tranquillité. Depuis que le monde existe, cette dégradation est dénoncée de siècle en siècle. C'est l'autre nom de l'évolution.
Ce qui est peut-être plus troublant, à notre époque, c'est une sorte d'éclatement de la morale en plusieurs morales différentes et parfois opposées, chacun cherchant ce qui pourra lui rendre la vie supportable, l'absurdité, la cruauté, l'irrationalité de la vie supportables.
Les uns continuent à trouver dans la foi religieuse ce que Max Weber appelait « une méthode de vie ». Les autres la cherchent dans la foi politique, qui peut être aussi une religion, une façon de se faire le serviteur du Bien contre le Mal et de croire que, demain, l'existence ne sera qu'harmonie dans un monde réconcilié. D'autres encore essaient d'avoir assez de force pour regarder en face leur étrange condition humaine et négocient des accommodements avec elle. Ils élaborent une morale individuelle, généralement imprégnée de christianisme parce que nous le sommes tous, mais non soutenue par la foi. Ils tâtonnent.
Et puis, il y a tous ceux qui cherchent et qui ne trouvent rien, qui se débattent dans une révolte confuse que l'on nomme à la légère politique, alors qu'elle n'est, si souvent, que refus pur et simple des lois de la vie, impossibilité d'apprivoiser le quotidien, de supporter la permanente coexistence du Bien et du Mal, en eux et hors d'eux.
Sauf erreur, il semble bien que beaucoup de toxicomanes appartiennent à cette catégorie. Ils partent « ailleurs ». On sait que, contrairement à une légende déjà bien ancrée, les étudiants et lycéens sont loin d'être les seuls à succomber aux sinistres prestiges de la drogue. Ils ne représenteraient que 25 % environ des jeunes gens qui empruntent, en France, cette « méthode de vie » et dont le nombre varierait entre 30 000 et 40 000.
Il est bien clair que c'est là un problème assez préoccupant pour justifier les flots d'encre et de paroles qu'il fait couler. Mais, sans en diminuer nullement l'importance, on peut se demander si tant de beaux discours ne font pas plus de mal que de bien.
Les appels directs des médecins spécialistes aux parents, pour qu'ils ne se bouchent pas les yeux, aux pouvoirs publics, pour qu'ils prennent les mesures les plus appropriées, ne sont pas en cause. Ils savent ce qu'ils font et ce qu'ils disent.
Mais il n'y a pas de sujet dont il faudrait parler avec plus de sang-froid, et qui déchaîne au contraire plus de réactions passionnelles.
Or quel effet peut-on bien produire sur un jeune intoxiqué, actif ou potentiel, en lui disant que, dans une société aussi infâme que la nôtre, il est bien normal, en somme, de chercher des consolations là où on les trouve, fût-ce dans la marijuana ou le hachisch ? Ces choses-là ont été écrites, tranquillement.
Et quel effet peut bien produire, sur le même intoxiqué, un article où on lui explique qu'il est un déchet humain ? Qu'il se conduit « comme une bête » ? Image osée, au demeurant, car jamais on ne vit une bête s'empoisonner délibérément ou se trouver si encombrée de sa conscience qu'elle cherche à la modifier. C'est le propre de l'homme de vouloir se changer, comme de se détruire, comme de rêver d'un paradis et de le choisir artificiel, faute de pouvoir se résigner à ce qu'il n'existe pas. Ni sur terre ni ailleurs.
Personne n'est plus « humain » qu'un drogué, plus tragiquement victime de son humanité.
Chacun est libre de ses opinions et de les exprimer. Mais quand il s'agit de la santé, de la vie, de l'avenir de tant d'adolescents, on souhaiterait vraiment que personne ne joue avec, ne s'en serve pour libérer son propre désespoir, sa propre agressivité, ou son propre vertige.
A supposer que l'on se soucie sincèrement des intoxiqués, c'est seulement en ne manifestant à leur égard ni complaisance ni tolérance que l'on a quelque chance de les aider. C'est seulement en diffusant une information neutre, dénuée de tout jugement moral, dépouillée de toute emphase dramatique, rapportant le plus objectivement possible les effets et les conséquences des substances toxiques, que l'on peut espérer faire un travail utile. En tout cas, ne pas nuire. Cela n'est pas une opinion. C'est un fait.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express