Analyse nos rapports modernes avec la maladie (à la suite de la tenue des Entretiens de Bichat). On se détourne des mal-portants.
LES NOUVEAUX SEIGNEURS
FRANÇOISE GIROUD
De la leucémie aux piqûres de moustique, de la lésion du tendon d'Achille à celle des coronaires, de la rubéole aux dents cariées, des états dépressifs aux effets de la réglisse, tous les malheurs de notre pauvre corps ont été explorés, ces jours derniers, par six mille praticiens français et étrangers réunis à Paris.
Destinés aux professionnels de la médecine, les célèbres Entretiens de Bichat débordent aujourd'hui leur objet par l'écho qu'ils trouvent dans la presse et sur les ondes. Certains le regrettent et assurent que la vulgarisation médicale a les plus déplorables effets. D'autres ont pris, au contraire, le parti de contribuer à une information correcte qu'ils jugent, en tout cas, moins malfaisante que l'ignorance.
A entendre certains auditeurs interroger sur l'antenne d'Europe N° 1, quelques participants aux Entretiens, on eût dit parfois qu'ils consultaient un indicateur des chemins de fer en même temps qu'ils priaient saint Antoine de Padoue. Ainsi donnaient-ils à la fois la mesure de la confiance qu'ils font à la science médicale, laquelle doit avoir réponse à tout, et du rôle qu'ils assignent au médecin : leur rendre, sur-le-champ, et le cas échéant par téléphone, la santé qu'ils ont égarée. A moins qu'elle ne leur ait été dérobée par cette entité mystérieuse et détestable qui porte le nom de « civilisation moderne ».
Pour qui a suivi, en profane, les Entretiens de Bichat sans être particulièrement concerné par telle ou telle communication, il semble, cependant, que la civilisation
moderne sécrète aussi quelques bienfaits. Mais que plus on en sait, plus les moyens d'investigation et d'intervention sont raffinés, plus les soins sont efficaces, plus les questions se multiplient sur un point majeur : pourquoi fabriquons-nous des maladies ?
L'impression produite par ces Entretiens est que, à évoluer entre un nombre si grand de dangers si épouvantables, il est à peine croyable d'être à peu près bien-portant et relativement gai.
Quand virus, microbes, bactéries, accidents - involontairement volontaires ? — vous épargnent, c'est la pollution qui vous menace. Quand la pollution vous dédaigne, c'est la dépression qui vous guette, avec son cortège de troubles organiques. Quand la dépression vous néglige, c'est la fatigue qui vous attend, cette fatigue chronique ou épisodique, assortie de maux divers et fuyants, dont souffrent un nombre impressionnant de nos contemporains présumés bien-portants.
Qui l'éprouve y réfugie, nous dit-on, un refus passif des conditions de son existence. Mais quand donc l'existence a-t-elle été si plaisante, et pourquoi acceptait-on autrefois des contraintes si intolérables aujourd'hui à l'esprit que le corps regimbe ? Etait-ce que l'on supportait plus aisément ce que l'on attribuait à la volonté de Dieu que ce que l'on attribue à « la société » ? Autre question sans réponse.
Toujours est-il que le panorama de la douleur et de la détresse humaines est si vaste, tant d'hommes, de femmes et d'enfants y étant insérés, que l'on en arrive à se demander si ce n'est pas la maladie qui est l'état normal, et la santé l'état d'exception.
L'ennui est que cette santé, à supposer que l'on en possède le précieux privilège, ressemble étrangement à l'argent. Nous n'avons pleine conscience de sa valeur que lorsqu'elle nous fait défaut. On ne peut pas se réveiller tous les matins en se disant : « Comme je suis heureux de n'avoir pas mal aux dents, à la tête, au dos... »
On devrait. Mais on ne peut pas. Et le propre de la douleur physique, on le sait, est que la mémoire l'évacue rapidement. De sorte qu'à peine délivré, on se sent de fer pour supporter les maux des autres. Mieux : on ne veut pas les connaître.
Quelques maladies spectaculaires gardent leur sombre prestige, mais l'homme, ou la femme, qui se traîne, on le trouve aujourd'hui ennuyeux.
Mal élevé. Encombrant. Qu'il se soigne, voyons, qu'il se soigne !
Jamais les bien-portants n'ont été plus cruels à ceux qui n'ont pas toutes les apparences et le comportement du roc. A première vue, c'est le contraire. On s'en préoccupe activement. Mais tout se passe comme si le progrès que représente la prise en charge par la collectivité des dépenses relatives à la maladie avait annihilé toute autre forme de solidarité. De charité, au vrai sens du mot. Au nom de l'efficacité, de la rentabilité, de tout ce qui est, en effet, nécessaire et le sera de plus en plus pour alimenter les fabuleuses dépenses dites de santé qui incombent aux pays modernes, les faibles, les abîmés, les meurtris sont écartés, subtilement exclus d'une caste de seigneurs. Cette caste ne tue pas ceux qui flanchent ou qui, simplement, ne peuvent suivre son train et qui restent, tristes wagons décrochés. Mais elle ne veut pas les voir.
A un grand patron de presse, célèbre à Paris, une jeune rédactrice voulut un jour demander un prêt, parce que l'état de sa mère, gravement atteinte, exigeait des soins coûteux.
« Surtout, ne lui en parlez pas, conseilla la secrétaire du patron. La maladie, il a horreur de ça. Ça l'attriste. Dites-lui plutôt que vous avez envie d'un manteau de fourrure. Il est capable de trouver ça drôle. »
Le fait est que le cher homme a vieilli depuis, allègrement, toutes forces préservées derrière le capiton dont il s'est systématiquement entouré. L'égoïsme conserve.
A une certaine dose, il est probablement nécessaire à notre survie. C'est un réflexe de sauvegarde qui commande, aux hommes surtout, de se détourner devant la maladie ou la disgrâce, et même la vieillesse, quand elles atteignent les autres. C'est sa propre image, dégradée, que l'on fuit, sa propre peur devant la condition humaine et, au-delà, la mort. C'est sa vision optimiste de l'existence que l'on protège pour garder le goût de l'action.
L'inquiétant, ce n'est pas tant la fuite des privilégiés de la santé devant les estropiés de la vie, ni même leur apparente sécheresse de cœur.
C'est ce que cette sécheresse, cette avarice de soi-même pourrait révéler : qu'il n'y a simplement plus, aujourd'hui, beaucoup de personnes assez solides pour aider les autres à se porter, sans être, à leur tour, menacées de vaciller.
F. G.