Exhumation d'un scandale, dans la presse anglaise. Décrit les intentions des protagonistes de l'affaire : l'héroïne du scandale qui publie ses mémoires et celles du directeur de « News of the World » qui achète ces mémoires. Condamne l'action de ce dernie
LE TROU DE LA SERRURE
FRANÇOISE GIROUD
Qui se souvient encore de Christine Keeler ? Cette jeune et belle Anglaise peu farouche conduisait de front, en 1963, quelques liaisons — ce qui n'eût pas été suffisant pour lui donner une célébrité fugitive mais internationale, si l'un des messieurs n'avait été ministre de la Guerre et un autre attaché naval soviétique à Londres.
Cette combinaison explosive devait finir par exploser, détruisant à jamais la carrière politique du premier, M. John Profumo. Le code non écrit des bonnes manières lui eût fait grâce d'une aventure scabreuse, mais non du mensonge par lequel il tenta vainement de se protéger. Il avait alors 48 ans, une fortune très considérable, une épouse ravissante et de bonne qualité. Il a consacré, depuis, son activité à des œuvres sociales.
Les arrières de Miss Keeler étaient moins assurés. On la crut, cependant, rangée quand un ingénieur l'épousa. Et le silence tomba.
Or voilà qu'elle vient de le rompre, et avec éclat, en vendant ses Mémoires à un journal britannique, « News of the World ». Six millions cinq cent mille exemplaires vendus chaque dimanche. C'est-à-dire plus de 15 millions de lecteurs.
Huit publications sont prévues. A peine la première était-elle en circulation, un vent d'indignation soufflait sur l'Angleterre, devant « l'exhumation de ce vieux scandale » et « l'exploitation commerciale de la pornographie ».
En interdisant la publicité télévisée achetée par « News of the World » pour lancer l'autobiographie de Miss Keeler, la commission de surveillance gouvernementale a répondu au sentiment d'une part de l'opinion publique. En réclamant le droit au silence pour M. John Profumo, ses amis ont trouvé de l'écho au-delà de l'« Establishment », évidemment intéressé. On ne frappe pas un homme à terre.
Mais qui pourrait interdire au directeur de « News of the World » de poursuivre son industrie, et à Miss Keeler d'y trouver son compte, sinon leurs lecteurs ? Or il semble que, pour l'heure, ils jubilent. L'ampleur d'un tel public, beaucoup plus vaste en Grande-Bretagne qu'en France, où il va décroissant, s'explique peut-être par la persistance outre-Manche d'une « bonne société » dont les contours sont mieux cernés, les frontières plus malaisées encore à franchir, le prestige plus grand qu'ici.
Chacun des lecteurs de la presse d'alcôve se sent à la fois introduit dans d'inaccessibles chambres à coucher et obscurément vengé de sa propre condition par les larmes qui coulent sur les draps brodés. C'est, en quelque sorte, un exutoire dont la fonction sociale mériterait d'être un jour analysée, partout où une telle presse existe.
Les remous suscités par la résurgence des ennuis de M. Profumo ont encouragé quelques membres du Parlement à suggérer une réglementation plus sévère du droit à l'incursion dans la vie privée. Ils ont peu de chances d'aboutir. Féroce en matière de diffamation, la Grande-Bretagne acceptera, moins que tout autre pays, de limiter la liberté de l'information dans quelque domaine que ce soit, par des contraintes extérieures. Elle voit dans ces contraintes le germe d'une censure déguisée.
L'ancien président du Britain's Press Council, Lord Devlin, a mieux situé le problème en priant instamment, les directeurs de journaux de procéder à leur propre police intérieure, et d'éviter l'exploitation sans discernement « des péchés, des folies et des infortunes » humaines.
Mais où passe la frontière entre la dissimulation coupable de la part de vérité que l'on possède, et la petite infamie quotidienne, pratiquée ici et là ? A partir de quel moment l'indulgence aux défaillances de l'homme d'Etat, dès lors qu'on les connaît, ressemble-t-elle à de la complicité, celle des gens en place qui dupent, ensemble, le public ? C'est toute la question. Il serait malhonnête de prétendre que la réponse est simple. Neuf fois sur dix, elle s'impose. Reste la dixième.
Un célèbre journaliste anglais s'attira, il y a quelques années, des commentaires sévères quand il écrivit
que le Premier ministre, Winston Churchill, était tout bonnement gâteux, ce que chacun savait dans les milieux politiques. Fallait-il cacher au pays cet aspect de sa vie privée ? Dans quelle intention ? Peut-être est-ce là le critère. L'intention de celui qui écrit, de celui qui publie.
Dans le cas qui agite aujourd'hui la Grande-Bretagne, l'intention de Miss Keeler est évidente. Elle a un compte à régler avec l'« Establishment ». Dans une lettre adressée au « Times », elle épingle « tous ces importants messieurs » qui voudraient lui dénier le droit de donner sa version du scandale dont elle fut l'héroïne. Elle a été, dit-elle, traînée dans la boue. Et elle ajoute : « Peut-être devais-je y rester pour toujours ? »
La seule réponse que l'on pourrait lui opposer est que, en y barbotant, elle s'y enfonce.
Ce qu'elle raconte de sa brève existence n'en est pas moins édifiant quant à la façon dont une fille de 14 ans devient une... Il n'y a pas de terme convenable pour désigner cet emploi, le meilleur sans aucun doute pour observer la face noire des hommes, et de toute société. Eternellement la même.
Miss Keeler l'a vue de très près. Pourquoi se priverait-elle de la décrire, comment oserait-on lui demander d'avoir le moindre respect d'elle-même, alors qu'il ne s'est apparemment jamais trouvé personne pour lui consentir la plus faible part de respect ?
L'intention du directeur de « News of the World », Australien de 38 ans, propriétaire de huit journaux, est d'une autre nature.
Sous le feu croisé des attaques, que dit-il pour sa défense ? Ce que, vraisemblablement, pense son public. Qu'il est plaisant de donner « une bonne leçon à tous ces politiciens ». Qu'un ex-roi d'Angleterre — il s'agit du duc de Windsor — a écrit ses Mémoires et en a tiré de fructueux bénéfices. Que « ce qui est bon pour ceux qui tiennent le haut du pavé est bon pour les autres ». En effet.
Seulement M. Profumo, puisque c'est lui qui va en souffrir, n'est plus en situation de nuire, par l'insuffisance de son caractère ou de son sang-froid, à l'Angleterre.
Alors ce que M. « News of the World » exploite, ce n'est pas la légitime curiosité du citoyen vis-à-vis de ses dirigeants. C'est ce qu'il y a de plus bas chez ses lecteurs, ce qui les courberait devant n'importe quel trou de serrure s'ils étaient assurés de l'impunité.
Là est le péché contre le métier qu'il prétend exercer, celui de journaliste.
F. G.