FG se fait l'avocate de la mémoire de Gabrielle Russier. L'affaire Gabrielle Russier met à nouveau en lumière les malfonctionnements de la machine judiciaire. Assortit son argumentation de citations d'articles du Code pénal. Ne redonne pas les détails de
M. Georges Pompidou a des lettres. Il s'en est servi à propos pour montrer qu'il avait du cœur. Là où son prédécesseur eût, sans doute, cité Corneille, c'est au poète de l'amour Paul Eluard qu'il a emprunté pour exprimer son sentiment au sujet de Gabrielle Russier.
En vérité, le contexte des six vers extraits de sa mémoire a peu de rapport avec le drame de Marseille. Encore fallait-il les trouver. Ce fut joliment fait.
Voilà donc la malheureuse jeune femme projetée, une fois de plus, sous la lumière crue de la curiosité publique. Il est vrai qu'elle n'a plus rien à perdre. Et que nous avons peut-être, peut-être, à y gagner.
Il y a deux aspects bien distincts dans cette affaire. L'un concerne la machine judiciaire. De Deveaux en Cestas, de Cestas en Russier, elle fait entendre d'odieux grincements.
Après avoir cru pendant longtemps que tout magistrat était un homme respectable, l'opinion découvre que, s'il y a parfois des hommes respectables parmi les magistrats, d'autres assurent ce qui est, à tout prendre, un service public, avec un mépris de leur prochain qu'ils ne manifesteraient pas à leur chien.
En matière de détention préventive, d'abord. « Mesure exceptionnelle », selon l'article 137 du Code pénal, à retenir seulement quand il y a risque que l'inculpé prenne la fuite, fasse pression sur les témoins, détruise les preuves. Rien de tel n'est applicable à Gabrielle Russier quand elle est arrêtée pour avoir « entraîné » et « déplacé » un jeune homme de 17 ans. C'est cela, le détournement de mineur.
Mis en liberté, l'inculpé persisterait dans le délit, renouvellerait l'infraction ? Pour prévenir ce risque, il existe une circulaire. Le droit, on le sait, est un trajet sinueux entre des textes qui se corrigent l'un l'autre. C'est, semble-t-il, sur un article C 274 que se fonde le juge d'instruction pour envoyer Gabrielle Russier en prison et l'y laisser. Persister dans le délit, elle a déclaré qu'elle n'y manquerait pas, car elle s'élève avec force contre la notion même de délit. La voilà aux Baumettes où elle pourra méditer pendant deux mois sur ce fondement du droit français : tout individu est présumé innocent tant qu'une décision de justice ne l'a pas déclaré coupable. Sans doute le connaît-elle. Son père est avocat.
Quand elle passe en jugement, elle tombe cette fois sur des magistrats qui font leur métier. Ni plus ni moins. Certes, l'article 356 du Code pénal en vertu duquel elle sera condamnée à un an avec sursis, a été élaboré pour protéger les demoiselles. Sa rédaction le suggère. Néanmoins, il y a des précédents. Une tutrice abusive en mai 1953. Le tribunal inflige à Gabrielle Russier une peine qu'effacera, et il le sait, l'amnistie. Trois mois de prison ferme auraient été également amnistiés, tout en justifiant, a posteriori, la détention préventive. Le juge d'instruction n'a pas eu droit à cette bénédiction si courante.
Là-dessus, le Parquet — c'est-à-dire un corps hiérarchisé, nullement indépendant du Pouvoir comme l'est, en théorie, la Justice, mais prenant instruction auprès du garde des Sceaux par substitut et procureurs interposés, fait appel de cette condamnation qu'il juge insuffisante. Obtiendrait-il un mois de plus, l'amnistie ne jouerait pas. La carrière de Gabrielle Russier, qui s'annonce brillante, dans l'enseignement, serait ainsi ruinée. S'agit-il de briser la révoltée de Mai ou l'amoureuse ? Antigone ou Phèdre ? Toujours est-il qu'un procureur a donné, de sa propre autorité, instruction de poursuivre la procédure (voir l'article de Jacques Derogy).
Au nom de quelle « justice » ? C'est le public qui le demande aujourd'hui. Il ressent violemment qu'il est en droit, à son tour, de faire appel.
C'est le premier aspect de cette affaire. Le second... Il reste du domaine fragile de l'interprétation.
On ne se suicide pas par amour, mais faute d'amour. Parce que l'on est, ou que l'on se croit rejeté. Objectivement, Gabrielle Russier a été simultanément rejetée par la société, et par celui qui, croyait-elle, l'aimait. Ses deux jambes ont été sciées en même temps. Or le peu que l'on sait d'elle semble indiquer qu'à 32 ans, tout agrégée et divorcée qu'elle est, elle ne ressemble en rien à la femme épanouie, maternelle, experte, qui s'éprend d'un très jeune homme sans jamais oublier, tout au fond d'elle-même, qu'un jour il s'envolera.
Le plus jeune des deux, si c'était elle ? Si cette intellectuelle que l'on décrit droite, intense, exigeante, absolue, refusant le monde « étouffant et mesquin », était elle-même une petite fille, réfugiée parmi les enfants, ses élèves, refusant de grandir, c'est-à-dire de composer, empêchée peut-être de grandir par quelque blessure secrète tôt reçue, de ces blessures dont on guérit rarement ou pas du tout, et que tout choc un peu rude réactive ? Où, comment, pourquoi s'est-elle sentie exclue, repoussée, frustrée de sa part d'amour, le saurions-nous qu'il n'y aurait pas à le dire.
Simplement, une femme amoureuse et affectivement adulte eût rusé pour garder son amant. Avec le juge. Avec ces curieux parents, universitaires aussi prompts à solliciter de l'ordre bourgeois ses gendarmes quand il s'agit de leur fils, qu'à le combattre quand il s'agit des fils des autres. Elle eût tout promis, tout concédé, elle aurait eu du génie, non de l'orgueil.
Une femme abritant non pas une révolte globale, donc puérile, contre « la méchanceté et la bêtise humaines », mais une véritable conscience politique, eût fortifié cette conscience, en prison, au lieu d'en sortir exténuée.
Mais une petite fille ? Une petite fille à laquelle on dit : « Tu es sale, tu es vilaine, on ne t'aime plus, on te méprisera, tu ne retrouveras plus ta place à la maison... » que fait-elle ? Elle le croit. Répond-elle : « C'est vous qui êtes sales, méprisables, comiques avec vos airs de vertu, et c'est moi qui vous chasserai de la maison », elle ne se conçoit pas moins coupable. Puisqu'on ne l'aime pas.
Alors, c'est en elle que la prison se perpétue, toutes issues bloquées. Celui qui pouvait l'en délivrer, le garçon, s'est tenu coi. Il s'est détourné lui aussi. Bien sûr. C'est un grand garçon, lui.
En feuilletant les œuvres d'Eluard, on trouve, dans le dictionnaire abrégé du surréalisme, cette petite phrase : « Le suicide (meurtre de soi-même) est un mot mal fait. Ce qui tue n'est pas identique à ce qui est tué. »
Ce que Gabrielle Russier a tué, c'est peut-être quelqu'un qu'elle ne pouvait pas supporter.
Il faut se haïr pour se tuer. Mais comme ils s'y sont mis, tous, pour l'aider...
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
justice