Relate avec humour et cynisme les étapes de la révolte féminine américaine axée autour du refus du port du soutien-gorge. Et souligne l'échec de cet essai de libération.
Comme toutes les révolutions, celle-là a commencé au nom de la dignité, se poursuit au nom de l'indépendance et se heurte maintenant à des intérêts économiques.
Son objet : ce chiffon de tulle et de dentelle sur lequel se sont fondés tant de fausses réputations et de vrais empires industriels, cette pièce du vêtement féminin que l'on appelle, en France, soutien-gorge. Aux Etats- Unis, « bra », par abréviation de brassière. En Espagne... son nom est tu sur les ondes, son image exclue des émissions télévisées publicitaires tant on craint qu'elle n'échauffe ce que l'on appellera, par commodité, les esprits.
Donc, la révolution du soutien-gorge est en marche depuis qu'un jour d'été cent cinquante dames américaines, appartenant aux hautes instances du Mouvement pour la libération des femmes, se sentirent offensées dans leur dignité par l'élection de Miss America. Ou plutôt par le choix de l'élue qu'elles jugèrent, quant à elles, trop bien développée, « conforme à des canons de beauté grotesques... offrant une image stupide et dégradante de la femme ».
Réunies à Atlantic City, elles firent, en signe de protestation, un autodafé de leurs soutiens-gorge.
Sans doute s'agissait-il de montrer par ce geste qu'il est inconvenant de mesurer un être humain à son poids de chair, fût-il bien placé, et qu'il appartient aux femmes de refuser leur participation ô combien active à ce système de valeurs, si elles veulent parvenir à s'y soustraire.
Jeter son soutien-gorge par-dessus les moulins revenait en somme à dire : « Nous ne sommes pas des objets de consommation. Et nous le manifestons en renonçant au plus provocant, au plus efficace de nos artifices. »
S'ensuivit la proclamation d'une Journée sans soutien-gorge (No Bra Day) comme on proclame ailleurs des journées sans accidents. Celle-ci fut célébrée à San Francisco, le 1er août, par cinq mille rebelles. Exploitée par un homme habile, elle tourna à l'opération publicitaire pour un cabaret de la ville où se produisent de gracieuses personnes dont on ne saurait dire à quelle libération elles travaillent exactement en circulant seins nus.
Pour la dignité, c'était raté.
Mais, quelques jours plus tard, une femme ingénieur aux intentions insoupçonnables, Mme Jane André, organisait à son tour la révolte. Employée parmi les cadres de la General Dynamics, elle réussit à persuader le personnel féminin de l'entreprise d'abandonner, pour un jour, le symbole de son asservissement, Le résultat ne fut pas celui qu'elle escomptait : c'est la productivité du personnel masculin qui en fut affectée, et par voie de conséquence sa propre situation. La General Dynamics se sépara sur-le-champ de cette agitatrice. La révolution avait son premier martyr, en même temps que, déjà, ses objectifs étaient trahis.
L'affaire fit quelque bruit. Alarmés, les fabricants de soutiens-gorge, qui ont vendu 250 millions de « bra » l'an dernier, se penchèrent sur la courbe de leurs ventes et constatèrent que la croisade « No Bra » avait déjà produit des effets sensibles.
Le fait divers devenait un fait économique et trouvait du même coup sa place dans les colonnes du journal d'affaires le plus important des Etats-Unis, le « Wall Street Journal », qui a procédé, avec son sérieux habituel, à une enquête sur le fond. La direction de Maidenform a concédé que ses ventes ont fléchi de 2 %. Une étude de marché réalisée par Warner a révélé que 32 % des jeunes filles qui arrivent à l'âge de porter un « bra » négligent d'en acheter. La directrice d'un magazine féminin en vogue parmi les jeunes femmes a avoué que seule la crainte de représailles, de la part des annonceurs, l'empêchait de soutenir totalement la disparition du « bra », mais que, néanmoins, elle se devait d'approuver tout amenuisement de sous-vêtements.
Les étudiantes n'ont pas encore fondé un groupe Ho Chi Minh ou une cellule Guevara qui pose des bombes dans les magasins de lingerie, mais elles expriment gravement le sens d'une récupération de soi qui doit emporter faux cils et fond de teint en même temps que soutiens-gorge. Bas les masques.
Les chefs d'entreprise préfèrent désormais ignorer ce qui se passe sous les blouses de leur personnel ou répondent, comme l'un des directeurs de la Prudential Insurance : « Je ne pense pas que nous ayons beaucoup de « sans-bra » ici, mais nos employées ont un physique qui ne permet pas de se rendre compte... »
Le reporter du « Wall Street Journal » n'a pas procédé à des vérifications personnelles mais remarque que, dans certains quartiers de New York, le phénomène peut être observé à l'œil nu. Bien qu'il se garde de le qualifier, il n'est pas évident qu'il le trouve déplaisant.
Bref, les impérialistes du soutien-gorge se sentent désormais menacés par la subversion dans leur plus vaste colonie, subversion qui serait en train de s'infiltrer en Europe occidentale, par commandos de hippies interposés.
Ces messieurs réunis en conseil de direction pour examiner la contre-attaque qu'il convient de lancer sur le front élastique du soutien-gorge, c'est l'aspect comique d'une histoire dont il n'est pas certain qu'elle soit entièrement drôle.
Les libérations qui s'achèvent en exhibitionnisme de la part des femmes montrent, entre autres choses, que celles-ci restent en fait prisonnières du regard des hommes. Et de l'angoisse de se sentir inexistantes, non existantes, dès lors qu'elle n'inspirent pas le désir.
Loin de se dissiper au fur et à mesure de leur émancipation, il semble que cette angoisse prenne des formes aiguës, dont l'emploi d'arguments de plus en plus directs pour éveiller l'attention masculine n'est qu'une expression.
En même temps qu'elles se débattent contre les vieilles lois de leur condition, qu'elles exigent d'être considérées autrement qu'en fonction de leur anatomie, qu'elles luttent pour faire la preuve de leurs capacités sur tous terrains, elles se drapent dans ces chevelures que leurs grand-mères avaient sacrifiées sur l'autel de la liberté, elles s'habillent — ou plutôt se déshabillent — comme si une grande peur les habitait de finir par constituer une sorte de troisième sexe, dépouillé du pouvoir spécifique des femmes sans pour autant acquérir celui des hommes.
Cette peur, c'est celle où les hommes les entretiennent depuis longtemps pour les décourager de poursuivre leur lente et laborieuse progression.
Elle nourrit la ruse dont l'abandon du soutien-gorge est la plus récente manifestation. Mais à trop en jouer il se pourrait que les hommes finissent par créer une race de femmes redoutables : celles qui réuniront, dans leurs mains présumées fragiles, le pouvoir de troubler et le pouvoir tout court.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
société