Un voyage de luxe

Tout en célébrant l'expédition lunaire et ce qu'elle signifie pour l'homme, tend à expliquer ce qui anime le progrès scientifique et technique qui a permis cette nouvelle conquête.
Emus, oui. Exaltés aussi. Exubérants, non. Le pied de l'homme, en se posant sur la Lune, a opéré comme un verrou.
Les plus expansifs vont, répétant :
« C'est formidable, non ?
— Formidable.
— Le moment où on a vu le pied d'Armstrong, c'était... c'était...
— Oui, c'était...
— C'était formidable, quoi ! »
Nous disposons aussi de « prodigieux ». Et encore de « fantastique ». Les plus éloquents vont jusqu'à « hallucinant » et « inouï ».
Mais tout se passe comme s'il y avait, au-delà de l'émotion ressentie, un blocage de la parole. Une paralysie devant l'indicible.
Ainsi en va-t-il quand les hommes sont véritablement remués, et tous ceux qui furent témoins sur l'instant du viol de la Lune ont été, au sens propre du terme, remués. Transportés hors d'eux-mêmes.
Déracinés de leurs principes, de leurs systèmes, de leurs préjugés, de leur affectivité, arrachés au marais de leurs soucis quotidiens, allégés de leur sommeil, de leurs maux, de leur personne consciente.
Troublant voyage, fait simultanément par des millions d'hommes.
On est bien, hors de soi. Et puis vient le moment où il faut y rentrer, se réinsérer dans la prison de son corps et de son esprit. On revient toujours de ces voyages-là. Nous nous sommes réintégrés.
Mais voici qu'il nous faut assimiler ce que nous avons, nous aussi, glané sur la Lune dans nos containers personnels, l'examiner, le classer, pierres inconnues qui s'entrechoquent, et parmi lesquelles le tri s'opère lentement. Chacun, seul avec sa récolte, essaye de mettre de l'ordre dans son désordre. Chacun, repris par ses principes, ses préjugés, ses systèmes, son affectivité, rejette ce qui le dérange, retient ce qui lui convient, cherche à s'arranger de ces éléments étrangers pour reconstruire son confort intellectuel.
Le pessimiste y trouve de quoi s'assombrir devant le poids croissant de la technique. L'optimiste, de quoi s'épanouir : impossible n'est pas humain. L'obscurantiste, de quoi s'affoler : et si le ciel se vengeait ? L'à-quoi-bonniste, matière à alimenter sa démission : à quoi cela sert-il, à la fin, une telle expédition, en quoi cela changera-t-il ma vie ? L'à-quoi-bonniste est celui qui compte toujours sur les autres pour changer sa vie.
Mais à quelque groupe que nous appartenions, nous sentons bien que quelque chose ne va pas dans cette façon de réduire l'événement à une seule dimension, et de vouloir à toute force le faire entrer dans nos schémas mentaux. Nous sentons qu'il faudrait être neuf pour appréhender le neuf, inventer des mots pour désigner ce qui, jusque-là, n'existait pas.
Ces mots, nous ne les avons pas. Et quand on ne trouve pas de mots, c'est que l'on veut exprimer des choses contradictoires.
Et puis, peut-être reculons-nous le moment d'expulser par le verbe une vague d'émotion chaude et douce.
Personne ne se sent pressé de hâter le moment où elle se sera retirée de lui, où il se retrouvera, petit homme coincé dans le métro ou sur la route, entre sa famille, son travail, ses impôts et ses rhumatismes, définitivement séparé de celui dont il fut un instant le frère siamois : le conquérant de la Lune. Etranger à la grande aventure.
Ce que l'on se dépêche de chasser en l'exprimant, c'est ce qui vous fait mal. L'épopée de la Lune, au pire, laisse indifférent. Mais elle n'est souffrance pour personne, et joie pour beaucoup.
Ces imbéciles, maugréait lundi matin un intellectuel qui avait ostensiblement refusé de regarder la télévision, ces imbéciles vont tous se figurer, maintenant, qu'ils ont marché sur la Lune et se prendre pour des héros. »
Quand cela serait, il n'y aurait pas grand mal.
D'abord, parce que c'est vrai. Nous avons marché sur la Lune. Nous, l'humanité. Pourquoi s'en exclure à cette occasion ? L'orgueil n'est pas de s'assimiler à ceux qui ont conçu et réalisé l'exploit, mais de se croire d'une autre espèce. Il n'y en a qu'une capable de tout, exécrable et admirable.
Pour une fois, nous pouvons, dans cette affaire, nous admirer au lieu de nous exécrer, nous réconcilier avec nous-mêmes. Alléluia. Cela ne durera pas si longtemps que nous ne nous hâtions d'en profiter.
Ensuite, nous savons trop ce qu'il y a de dérisoire dans l'aventure technique, et surtout d'incohérent pour que, sur cette auto-admiration, ne s'étendent pas les ombres du doute.
Le progrès scientifique et technique n'est jamais né que de l'inlassable curiosité, du permanent désir humain de puissance. Aller plus vite, aller plus loin, aller plus haut, dérober aux dieux leurs secrets, et maintenant changer de planète.
Jamais l'utile n'a conduit l'action. Il n'en est que le prétexte, ou l'illusion.
« Les événements naissent de père inconnu, disait Valéry. La nécessité n'est que leur mère. »
C'est la marque même de l'esprit, ce luxe de l'homme, que de viser l'inutile. Les animaux n'organisent pas de compétition pour se surpasser et se dépasser, ils n'inventent pas d'outils pour aller plus vite, de véhicules pour aller plus loin, ils ne font que perpétuer leur espèce.
Peut-être, comme d'autres aventures techniques, la conquête de la Lune sera-t-elle, à la fin, utile. Mais qui oserait prétendre qu'elle a été conçue pour répondre à d'autres besoins de l'homme que celui d'aller plus haut ? Que, par rapport à ces besoins, elle s'inscrit dans un plan logique, respectant les priorités qui nous semblent les plus évidentes, et d'abord tirer de la misère les trois quarts de l'humanité qui s'y trouvent encore ?
L'absurde serait d'en faire grief aux Russes, qui l'ont déclenchée, aux Américains, qui l'ont réalisée, ou à quiconque.
On peut seulement en conclure, hypothèse optimiste, que, s'il existe un ordre qui ne nous apparaît pas, il commande mystérieusement d'aller du plus facile au plus difficile. Et que, par rapport à ce que nous voulons, la paix, la sécurité, la liberté partout et pour tous, il était, somme toute, facile d'aller sur la Lune.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express