Le procès de l'efficacité

Réagit face au procès de civilisation que tente un homme d'église à Notre Dame de Paris. Réflexion sur le capitalisme
LE PROCES DE L'EFFICACITE

FRANÇOISE GIROUD

Le « procès d'une civilisation », la nôtre, se poursuit de dimanche en dimanche, à Notre-Dame de Paris, depuis le début du Carême. C'est le R.P. Thomas, de la Compagnie de Jésus, qui le conduit.
Au banc de l'accusation, il avait placé, le 9 mars, l'efficacité. Fustigeant « ce monde utilitaire où l'efficacité est reine », dénonçant « le souci du rendement et de la productivité »,, indulgent à « la joie de détruire... revanche d'une humanité qui se rebelle contre une contrainte sous laquelle on veut la faire passer et qui la brime », le R.P. Thomas s'est écrié : « La répugnance, le scandale du chrétien face au culte de l'efficacité sont fondés. Avouons-le, comme chrétiens, nous sommes souvent tentés de rejoindre les adversaires inconditionnels de l'efficacité... »
Ici, on s'attendait qu'au lieu de se référer par deux fois à Marx, le R.P. Thomas cite Proudhon : « La pauvreté est bonne et nous devons la considérer comme le principe de notre allégresse. »
Mais la morale de la pauvreté a peu de chances d'être plébiscitée, aujourd'hui, fût-ce à Notre-Dame. Et en un superbe rétablissement, c'est sur le bon emploi de l'efficacité que le R.P. Thomas a enchaîné : « L'efficacité n'a droit de cité que si, au lieu d'être soumise au verdict des commissaires aux comptes, elle est l'expression d'une volonté de service des autres et de service du monde. » Elle doit viser à établir « une société où régnent pour tous non seulement l'abondance mais plus encore la justice, la vérité, la fraternité, la liberté ».
En d'autres termes, ce sont les fins permanentes du socialisme qui ont été évoquées en chaire, en ce troisième dimanche de carême, « oculi mei semper... »
Cela n'est pas pour nous déranger. Mais les moyens, mon Père, les moyens ? Au risque de paraître bassement soucieux d'efficacité, il faut bien poser la question. Et ne pas esquiver la réponse.
Or, à écouter le prédicateur de Notre-Dame, on avait un peu l'impression qu'en amalgamant M. Waldeck Rochet et l'Evangile, la nationalisation des banques d'affaires et l'amour de notre prochain, la société d'abondance assortie de fraternité et de liberté serait à portée de la main.
Il est vrai que le socialisme est d'abord une morale. Et une morale qui se donne pour objet de permettre à tout homme de n'être pas réduit à sa fonction d'agent économique. Produire et consommer, ce n'est pas vivre, et que dire de ceux qui produisent sans consommer ou presque...
Mais comment ne pas voir que toute forme de vie supérieure est un luxe prodigieux et que la richesse, seule, pourrait un jour le prodiguer ? Ce luxe fut, dans les civilisations anciennes, celui d'une poignée d'hommes libres, dégagés de tout travail matériel, n'ayant ni à en fournir ni à s'en soucier, vivant de la rente du sol, c'est-à-dire de l'esclavage des autres.
Une rente est toujours le produit du labeur des autres. Mais, en même temps, la tâche des privilégiés était de faire naître et se développer, par l'étude, les sciences, les arts, la civilisation dont l'Europe moderne est issue. Et ils l'ont fait.
C'est au stade industriel que tout a commencé de changer. Les esclaves sont devenus les ouvriers des manufactures. Et l'organisation de la production, la recherche du profit remplaçant la rente, est devenue en soi un travail. Travail doux par rapport à celui de l'ouvrier, mais travail qui, loin de s'alléger, se fait de plus en plus, impérieux, envahissant, exclusif de toute tâche noble.
Les privilégiés d'autrefois, qui échappaient à la loi commune, ont disparu. Ceux d'aujourd'hui, quelques artistes exceptés, n'en sont que les caricatures dorées.
Le véritable monopole que détiennent les privilégiés du monde moderne, c'est le pouvoir de décision. Aussi est-ce celui qui est le plus durement contesté. Pour le reste, tous les hommes sont enchaînés aux exigences de la production.
C'est devant ce spectacle, ce modèle, poussé au plus haut par les Etats-Unis, que le recul se produit et que l'on s'interroge : le progrès, pour quoi faire ? La productivité, pour quoi faire si, au lieu de libérer, de répandre peu à peu le luxe d'une vie supérieure, elle n'aboutit qu'à le détruire là où il était, interdisant ainsi jusqu'à l'espoir d'y accéder un jour ? L'efficacité, pour quoi faire ?
La réponse est simple : nous n'avons pas le choix. Le luxe d'une vie supérieure accessible à tous, les loisirs aimables, les jeux, les fêtes, la connaissance, l'épanouissement des capacités de chacun à des fins non mercantiles, la participation aux affaires de la Cité, la liberté de choisir sa vie, la beauté et l'harmonie des lieux d'habitation et de travail, les tâches serviles accomplies par des machines, tout ce qui sera digne d'être nommé progrès doit d'abord être richesse, c'est-à-dire production, ou ne sera jamais.
Que les commissaires aux comptes disparaissent, qu'ils prononcent leurs verdicts au nom du Capital ou de l'Etat socialiste, ne change rien au fond des choses : le verdict tombera toujours. Pas d'efficacité, pas de production, pas de richesse.
On peut s'en désoler et exalter la valeur de la gratuité dont il est vrai que nous perdons le sens. On peut dire non à l'efficacité, à ses contraintes, à ses servitudes, mais pas en annonçant, après les avoir écartées, le règne de l'abondance pour tous au sein de la liberté, de la justice et de l'égalité.
Ce règne n'a jamais été de ce monde et il se peut qu'il ne lui appartienne jamais. Il se peut que le gouvernement des hommes s'avère si nul, partout où il s'exerce, que toute politique capable de produire des richesses continue de produire également des scandales nommés racisme, famine, guerre, chômage, bombe atomique, ces scandales auxquels la jeunesse du monde refuse de participer, ces scandales qui permettent de dire : « L'efficacité, pour quoi faire ? »
C'est un pari de croire que celle-ci puisse être maîtrisée, aménagée, gouvernée en un mot, si l'on en prend les moyens, et qu'ainsi elle puisse conduire, progressivement, au luxe d'une vie meilleure pour tous.
A prendre ce pari, on a une chance de le gagner. A s'y refuser, il faut avoir le courage de dire que l'on en repousse aussi l'enjeu.
Aucune révolte, si fondée soit-elle, contre les ruses de l'efficacité, ne justifie qu'on prêche l'incohérence, même en chaire de Notre-Dame.

F. G.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express