Présente et expose les résultats de l'enquête commanditée auprès de l'IFOP pour « cerner la physionomie » des Français de 15 à 19 ans. Fait suite à l'enquête de 1957. Pour chaque question, cite les réponses qui lui semblent emblématiques et les accompagne
Des dizaines de chiffres, des milliers de lettres... L'enquête lancée fin décembre par L'Express, pour essayer de cerner, de façon objective, la physionomie de la « Nouvelle Vague », représente un travail énorme, auquel ont collaboré, d'une part, les 180 enquêteurs de l'Ifop, d'autre part, une équipe constituée par L'Express et dirigée par Marie-France Chevrillon. C'est le résultat de cette enquête que nous publions ici.
Qu'est-ce que la Nouvelle Vague ? 10 695 000 Français, filles et garçons, âgés de 15 à 29 ans, qui constituent 21,5 % de la population totale de la France. Sa part la plus turbulente et la plus dynamique, en vertu de son âge. La plus troublée et la plus troublante dans tous les sens du terme.
La crise de mai a fait voler en éclats les images, partielles ou partiales, que chacun s'en faisait, Mais elle a fait naître de nouveaux clichés. On ne parle plus de « tricheurs » ou de « blousons noirs », mais de « contestataires », d' « enragés » ou de « romantiques ».
Le but de cette enquête est de substituer aux impressions personnelles une photographie aussi fidèle que possible, saisie aujourd'hui, de toute la jeunesse française, et non de la seule de ses fractions dont on parle, les étudiants.
Pour y parvenir, nous avons procédé de la façon suivante : une série de questions ont été posées, à travers tout le territoire, par les enquêteurs de l'Ifop, à un échantillon représentatif de toute la population française âgée de 15 à 29 ans. C'est-à-dire de toutes les catégories socio-professionnelles : ouvriers, agriculteurs, employés, étudiants, etc.
Tous les chiffres et pourcentages que l'on trouvera dans les pages suivantes doivent donc être bien tenus pour ce qu'ils sont : la traduction des sentiments et des opinions de l'ensemble de la jeunesse française à partir des méthodes de sondages désormais éprouvées.
Cette même série de questions a été posée au cours d'interviews dites « non directives », permettant aux personnes interrogées de nuancer leurs réponses. Puis les mêmes questions ont été publiées par L'Express et largement diffusées à travers la France, touchant à la fois nos lecteurs dans cette branche d'âge (620 000) et ceux qui ne le sont pas. En nous répondant, ils ont développé, par écrit cette fois, le sens de leurs réponses et les ont largement éclairées.
Enfin, et pour la première fois dans l'histoire des enquêtes de cette nature, L'Express est en mesure d'apporter un
élément d'information d'un grand intérêt : la différence entre l'état d'esprit, les opinions, les sentiments de la Nouvelle Vague 1968-1969 et la Nouvelle Vague 1957.
En effet, la première enquête nationale sur la jeunesse française a été réalisée par L'Express et l'Ifop en 1957, à partir d'un questionnaire analogue, à quelques questions près, circonstancielles.
La comparaison entre les résultats révèle des évolutions parfois saisissantes.
Il est bien clair que les minorités, quand elles sont « agissantes », ne doivent jamais être tenues pour négligeables et qu'elles peuvent au contraire jouer un rôle déterminant dans la vie d'un pays.
Mais les majorités sont fortement significatives du climat dans lequel les minorités évoluent, de l'impact qu'elles peuvent avoir, des forces qui les balancent ou qui les paralysent.
Précisons enfin qu'une telle enquête ne peut ni ne prétend avoir un caractère prophétique. L'image de la jeunesse française, telle qu'elle apparaît, à travers cette enquête, n'est pas une réalité figée.
La voici donc révélée en un premier groupe de neuf tableaux.
Les 15-29 ans représentent 21,5 % de la population totale de la France. Soit 10 695 000 jeunes gens. Ils se répartissent ainsi, selon les plus récentes statistiques :
HOMMES
Ouvriers 36,5 %
Agriculteurs, salariés agricoles 10 %
Employés et cadres moyens 11 %
Commerçants, cadres supérieurs, industriels, professions libérales 6,5 %
Etudiants 20,5 %
Sans profession 3,3 %
Militaires 12,2 %
FEMMES
Ouvrières 13 %
Cultivatrices 5,4 %
Employées et cadres moyens 25,2 %
Commerçantes, cadres supérieurs, professions libérales 2,5 % Etudiantes 22,3 %
Sans profession 30,7 %
Militaires 0,9 %
LES 15-29 ANS SONT :
Hommes
Célibataires 71,3 %
Mariés 28,3 %
Divorcés 0,37 %
Veufs 0,03 %
Femmes
Célibataires 56,8 %
Mariées 42,4 %
Divorcées 0,65 %
Veuves 0,15 %
Votre génération sera-t-elle différente de celle de vos parents ?
Le renversement est, ici, spectaculaire. Par rapport à « la génération des parents », la Nouvelle Vague, dans son immense majorité, est en complète opposition avec ce que pensait la jeunesse de 1957.
Mais cette jeunesse-là a elle-même changé. Interrogée aujourd'hui, à 30-40 ans, elle se trouve, dans de nombreux domaines, proche des sentiments de la jeunesse d'aujourd'hui et prête à croire que « tout va changer » ou doit changer.
Ce renversement traduit donc moins un « génération gap », un fossé, un antagonisme entre générations, qu'une évolution générale.
Les jeunes considèrent que leur génération est différente et le sera, parce que la guerre n'est même pas, pour elle, un souvenir, parce que le niveau de vie s'est élevé, parce que l'accélération du progrès scientifique a transformé les conditions de la vie. Ils ont fortement conscience de l'éclatement du cadre où ont grandi leurs parents.
► Beaucoup de différences s'expliqnent par le fait que nous n'avons pas vécu de guerre, au temps de nos 20 ans. (Infirmière.)
► Nous sommes le fruit d'une guerre que nous n'avons pas connue. Notre génération sera très différente, et celle qui suivra, beaucoup différente encore. L'évolution semble suivre une progression géométrique. (Agriculteur.)
► Ce qui me frappe, c'est la rapidité de l'évolution et la participation de plus en plus grande de l'individu aux problèmes collectifs et mondiaux. La cellule familiale a éclaté. Je suis déjà d'une autre génération par rapport aux jeunes gens de 20 ans. (Ingénieur, 29 ans.)
► C'est une génération qui se foutra du nationalisme. (Marin pêcheur.)
► Il y a une prise de conscience jamais atteinte. (Tourneur.)
► Elle sera marquée et imprégnée de problèmes entièrement nouveaux, et débarrassée d'un bon nombre de faux problèmes. (Externe en médecine.)
► Elle sera plus triste, plus compliquée, plus dure aussi. (Technicienne.)
► Elle sera plus dynamique, moins encline à courber l'échiné et à dire amen.
(Employé aux P.t.t.)
► Elle ne se laissera pas berner comme la génération précédente, qui s'est reposée sur ses lauriers de 36, mais qui, ensuite, traumatisée par la guerre, n'a plus su réagir. (Cadre administratif.)
► La génération de mes parents n'a pas cessé de recevoir des coups de pied au cul... Notre chance, c'est de naitre libres, libres d'idéologies, libres de maîtres à penser, libres de culture apprise, libres de complexes de droite et de complexes de gauche... Voyez notre premier geste : un grand éclat de rire, la fête grave et joyeuse, tragique et dérisoire, du désespoir et de l'espérance en mai dernier. (Etudiant.)
► Nous avons une jeunesse qu'ils n'ont pas eue et nous en avons aussi, c'est évident, les problèmes. (Assistante sociale, 22 ans.)
► Nous avons moins souffert, mais nous attendons plus de notre vie. Nous sommes moins égoïstes, mais plus exigeants. (Directeur d'un labo de recherche.)
► Nos parents sont les voyous de 40 (les défaitistes), les petits-bourgeois qui ont laissé mourir six millions de Juifs. Nous, nous sommes responsables. (Femme d'agriculteur.)
► Ils se sont émerveillés devant tous les produits de consommation qui leur ont été offerts subitement et se sont confinés dans le matériel. Ils ont mené une vie bourgeoise, égoïste. Notre génération a pris conscience de tout cela. (Etudiante.)
► Notre génération irait moins facilement à la guerre, si cela devait se produire.
(Magasinier.)
► Nous ne sommes pas résignés, et nous ne voulons pas accepter, comme la génération précédente. (Elève maître.)
► Nous n'aurons pas à reconstruire des après-guerres, mais à construire tout court une société qu'aucune guerre n'a détruite, qui s'est détruite toute seule et qui est condamnée à périr, de mort violente ou après une longue agonie. Notre, génération sera différente ou ne sera pas. (Etudiant en sociologie.)
► Je crois que nous serons plus intelligents. Peut-être trop ! (Etudiant.)
Quelques-uns remarquent :
► Nos parents, jeunes, ont aussi eu un idéal de paix, de progrès social. (Etudiant mathématiques.)
► La guerre d'Espagne ou la Résistance ont montré qu'eux aussi avaient « contesté » et d'une façon souvent plus risquée.(Professeur.)
Et ils en tirent souvent des conclusions mélancoliques, ou bien un sentiment d'angoisse.
► Il faut attendre. Si, quand nous aurons 40 ans, nous sommes comme nos parents, nous aurons été ignobles. (Etudiant en biologie.)
► J'ai lu le journal intime de mon père. Ses idées à 20 ans étaient plus révolutionnaires que les miennes. En mai-juin, il fut parmi les plus réactionnaires. (Etudiante.)
► Tout jeune naît socialiste, par opposition aux parents, et dès qu'il est patron, s'il est honnête, il se retrouve capitaliste. (Eleveur.)
► Peut-être que la plupart des jeunes, vindicatifs aujourd'hui, seront tous devenus des cloportes contents de leur H.l.m. et de leur voiture. (Elève professeur.)
On veut croire que la nouvelle génération sera différente de l'ancienne, mais :
► Dans toutes les catégories sociales et dans toutes les générations, il y a le même pourcentage d'imbéciles, de gens qui prennent leurs responsabilités, de gens qui démissionnent en tant qu'hommes, ne sachant pas, ne cherchant pas ce qu'est un Homme. (Etudiant.)
C'est parmi les plus âgés que l'on remarque :
► Le problème est de savoir si cette génération veut être différente et dans quel sens. (Agronome, 28 ans.)
Qu'elle le veuille : il semble bien. Et fortement. Dans quel sens : celle du progrès humain.
Etes-vous heureux ?
On s'en réjouira : les jeunes Français sont heureux, ou se déclarent tels, dans leur immense majorité, et même en plus grand nombre que leurs aînés. Ceux-ci s'exprimaient en pleine guerre d'Algérie, ce qui explique peut-être cela.
Que signifie être heureux?
► Je suis libre et disponible. Je ressens profondément les réalités du monde qui m'entoure, avec ses problèmes, ses crises, ses bassesses et ses courages. (Métreur vérificateur.)
► J'ai la liberté de penser et de dire ce que je veux, d'avoir des amis, de faire un métier qui me plait. Cela me suffit, même si les intellectuels de gauche pensent que je suis un fasciste, un petit-bourgeois. (Officier de la marine marchande.)
► Je suis marié avec la femme que j'aime, j'ai deux garçons, mon métier me passionne. (Maître C.e.g.)
► Je suis jeune, jolie, en bonne santé, libre et sans problème majeur. J'ai des amis et je vis un amour éphémère peut-être, mais heureux. (Chef de groupe de magasin.)
► Je me sens à mon aise dans le monde technique. (Docteur ès sciences.)
► En réfléchissant à cette question, je m'aperçois que j'ai trop de travail pour y penser. (Femme juge pour enfants.)
Chez les plus jeunes, intervient le rôle des parents, des études.
► Je poursuis normalement mes études dans un lycée qui me plait. Je peux très librement discuter avec mes parents qui comprennent d'ailleurs très bien l'évolution des jeunes. (Lycéenne de 2e année, Marseille.)
► Je me trouve beau, assez intelligent, je travaille pas mal, j'ai des parents gentils et bons, je sais me contenter du bonheur terrestre. (Lycéen, 15 ans, Toulon.)
► J'ai des parents extraordinaires, surtout par rapport à d'autres... (Lycéen, 16 ans, Lannion.)
► J'aurai la possibilité d'entrer en faculté et mes parents respectent mes idées politiques, me laissent une certaine liberté dans mes loisirs. (Lycéen, 16 ans et demi, Châlons-sur-Marne.)
Deux courants s'expriment, qui colorent les chiffres. Les uns trouvent indécent de se dire « malheureux ».
► Ce serait une injure envers ceux qui ont faim, qui sont sous-éduqués, qui subissent la guerre. (Gérant de bureau de banque.)
► J'aurais pu naitre fils de paysans en Inde ou ailleurs et avoir faim toute ma vie. (Mécanicien d'engin de chantier.)
► Je pourrais être plus heureux, mais je pourrais être biafrais. (Ingénieur en informatique.)
D'autres, en particulier parmi les plus jeunes et les femmes, trouvent indécent ou impossible de se dire heureux, bien qu'ils le soient.
► Petit-bourgeois sans problèmes familiaux ni matériels, relativement intéressé par des études inutiles, j'ai tout pour être satisfait. Mais ce serait infâme de se prétendre heureux dans un monde en folie, livré aux génocides, à l'hypocrisie, au calcul. (Etudiant en droit.)
► J'ai, avec mon époux, un foyer heureux, un métier qui m'intéresse, des amis. Mais je suis impressionnée par les drames qui se déroulent autour de nous. (Vétérinaire.)
► Heureux, si je considère mes études, ma vie familiale et ce que je peux espérer, d'autant que je suis issu d'un milieu ouvrier. Pas heureux si l'on songe au tiers monde et à tous ces gens qui ont faim, ou bien aux guerres du Vietnam et du Biafra. Que l'on regarde cela tranquillement à la télévision, que l'on mange bien et que l'on dort bien ! Même moi ! (Assistant en parasitologie.)
Ceux qui ne s'estiment pas heureux lient, parmi les plus jeunes, l'absence de bonheur aux contraintes, au désarroi de se sentir sans but, à l'insatisfaction professionnelle.
► Je suis interne dans un lycée où la discipline est arbitraire. Quand je rentre chez moi, chaque samedi, je trouve un village mort. Les jeunes sont arriérés et ont une mentalité « dégoûtante ». Je mène donc une vie morne et déprimante. (Lycéenne, 16 ans.)
► Dans mon lycée, nous avons uniquement le droit de nous taire. Aussi mai-juin m'a beaucoup déçue. (Lycéenne, 16 ans et demi.)
► Ma situation future me préoccupe. J'ai beau me répéter que l'argent ne fait pas le bonheur, cette inquiétude permanente me rend triste et perplexe. (Lycéen, 16 ans.)
► Ma vie n'a pas de but, pas de sens, j'erre. (Secrétaire de direction, 23 ans.)
► Je ne vois pas à quoi je peux servir.
(Etudiant, 20 ans.)
► Je me sens désarmé devant le déroulement de la vie actuelle, qui ne tient pas compte des désirs et du droit de chacun de vivre. (Agent d'assurances, 24 ans.)
► Je n'exerce pas le métier que j'aimerais avoir. (Contremaître.)
► Tout ce que j'ai pu entreprendre est resté sans réponse et ce que je fais ne trouve pas d'écho. (Comptable.)
► Me battre m'ennuie, et comme j'y suis contraint à tout instant, l'existence ne me plaira sûrement jamais. (Projectionniste.)
► J'ai un emploi peu sûr, mal rémunéré, qui ne correspond pas du tout aux études accomplies. (Fonctionnaire.)
► Pour être heureux, il faut être libre, et la liberté, c'est d'abord un problème de surface. La campagne n'existe plus... (Réparateur de fabrication électronique.)
Quelques femmes, heureuses sur le plan professionnel et matériel, se disent affectivement démunies. Et les hommes évoquent souvent la monotonie, le vide de leur vie.
► Ce n'est pas être malheureux, c'est plutôt s'ennuyer. Il manque quelque chose. (Analyste programmeur.)
► Sans possibilité d'idéal, de contacts, de voyages, astreint à une vie réglée, régimentée, sans envergure ni évasion... (Fonctionnaire.)
► Ma vie me semble un peu étriquée entre l'appartement, la voiture, le travail... (Agronome.)
► Pour être heureux, il faut de l'argent, et le pouvoir d'achat diminue de plus en plus. (Régleur de machines.)
Proportionnellement, les filles se déclarent plus heureuses que les garçons. Se disent très heureux :
— Filles 40 %
— Garçons 30 %
Ne s'estiment pas très heureux :
— Filles 8 %
— Garçons 11 %
Cette tendance était déjà sensible en 1957.
Pour mieux cerner cette notion difficile de bonheur, les ingrédients qui, selon la Nouvelle Vague, le composent et qu'en conséquence elle attend de la vie ou de la société, cette question a été recoupée par la question suivante (non posée en 1957).
Pour vivre heureux aujourd'hui, qu'est-ce qui est important?
L'importance de la profession est également ressentie par filles et garçons.
Les filles sont plus nombreuses à attacher de l'importance (89 %) que les garçons (79 %) à la liberté d'avoir des enfants seulement quand on en veut, l'adhésion au principe de la contraception est très large.
Garçons et filles accordent une importance égale, et très relative, au fait d'être marié.
La possession d'une voiture paraît sensiblement plus importante aux garçons (60 %) qu'aux filles (46 %).
La participation aux événements est jugée nettement plus importante par les garçons (81 %) que par les filles (63 %).
L'analyse de ce tableau et des réponses plus détaillées fait ressortir avec éclat la place que tient le travail, la profession, celle que l'on a ou celle que l'on aura, dans les préoccupations de la jeunesse.
Beaucoup remarquent : « On y passe la moitié de sa vie », « On y passe l'essentiel de sa vie... », et considèrent en même temps qu'une bonne profession est celle « qui donne des loisirs », qui laisse « le temps de vivre », tout en assurant « un salaire correct », « un salaire décent », « un salaire supérieur au smig ».
► Avoir suffisamment de temps pour faire ce dont on a envie. Le confort matériel n'est pas un but en soi : c'est un moyen pour le développement de la personnalité. (Etudiant chercheur.)
► Avoir beaucoup de loisirs pour pouvoir m'occuper de ce qui m'intéresse. (Employé de banque.)
Le désir, largement exprimé, de pouvoir continuer à s'instruire est rarement assimilé à une possibilité de promotion sociale.
Parmi les étudiants, on tient aisément les éléments matériels pour secondaire.
► Ce qui est primordial, c'est que la vie ait un sens et une unité profonde. Sinon, on peut être comblé et ne pas être heureux. (Agrégatif.)
► Etre heureux, c'est ne pas rougir de soi, de ses actes, agir en éliminant au maximum les scrupules, les calculs, les intérêts et les convenances. (Etudiant en sociologie.)
► L'appartement, la voiture. Des appétits de petit-bourgeois. Etre soi-même, ne pas aliéner sa liberté, voilà ce qui compte. (Etudiant en lettres.)
Et c'est à un tout autre niveau que l'on juge important, pour être heureux, de se soucier des autres, tendance qui n'est pas majoritaire, mais largement représentée.
► Arriver à penser beaucoup moins à soi et beaucoup plus aux autres. (Tisserand à bras.)
► Le bonheur personnel passe par le bonheur des autres. Cependant, j'aimerais beaucoup voyager. (Agriculteur.)
► Se préoccuper du sort des autres sans jamais se lasser. (Technicien électronique.)
A tous les âges et à tous les niveaux, ressort le désir d'avoir des amis. La solitude est ressentie comme une calamité, en particulier par les étudiants, mais aussi bien en milieu rural.
► Même maintenant que je suis fiancé, j'ai toujours besoin de rencontrer des gars ou des amis. (Porcher.)
► C'est plus facile d'aller vers les autres quand on est plusieurs que lorsqu'on est seul. (Fille de 20 ans, exploitation agricole.)
Et sans vouloir rester célibataires, la majorité des moins de 30 ans semble beaucoup moins pressée que la précédente Nouvelle Vague d'échapper à la solitude par le mariage. On a le coeur moins frileux et le désir de ne pas abdiquer trop tôt sa « liberté ».
► Il faut, jusqu'à un certain âge, mener une vie de fiancés si on veut, enlever son alliance et puis dire : « Tiens, on n'est pas mariés, on est comme avant ! »
(Ouvrier.)
► La liberté, ça coûte cher dans un sens, mais c'est beau. (Ouvrière.)
L'ensemble des réponses données à cette question fait apparaître que les jeunes Français estiment n'avoir besoin que de ce qui est jugé « normal », « correct », « décent », en ce qui concerne leur niveau de vie, sans préciser d'ailleurs où se situe le seuil « normal » en la matière et s'il ne risque pas de s'élever sans cesse. Mais ils semblent avoir atteint, dans le domaine des satisfactions matérielles, le stade où l'on peut commencer à se poser des questions sur le sens de la vie.
Les réponses à la question suivante le confirment.
Sur le plan matériel, y a t-il des choses dont vous vous sentez privé ?
La comparaison avec les chiffres recueillis en 1957 est, ici, impressionnante et se passe de commentaire. Parmi ceux qui déclarent n'être privés de rien, toutes les catégories sociales sont représentées dans des proportions qui ne sont pas très différentes, en dépit de la disparité des revenus.
Se déclarent privés de rien :
— Agriculteurs 26 %
— Ouvriers 29 %
— Cadres supérieurs, professions libérales 34 %
— Employés, cadres moyens 36%
C'est la privation de vacances et de distraction qui reste la plus souvent et la plus vivement ressentie, en particulier par les jeunes agriculteurs. La différence est ici très sensible entre les diverses catégories. Souffrent d'être privés :
De vacances
Agriculteurs 67 %
Cadres supérieurs 40 %
Ouvriers 34 %
Employés,
cadres moyens 22 %
De distraction
Agriculteurs 41 %
Cadres supérieurs 23 %
Ouvriers 31 %
Employés,
cadres moyens 29 %
La notion de vacances rejoint souvent celle d'évasion.
► Pourquoi faut-il passer le plus clair de son temps à un travail abrutissant qui n'apporte rien, alors que, si j'avais du temps, je pourrais m'instruire, participer à la vie du monde ? (Ouvrier d'entretien.)
► Je suis privé de la possibilité de m'évader dans des voyages, de connaître le monde et ses réalités par mes propres expériences. (Fonctionnaire.)
Dans toutes les catégories, sauf les agriculteurs, commencent à apparaître la privation... de campagne, le poids des contraintes de la ville.
► Je suis privé de vivre une vie simple, à la campagne, au contact de la nature. (Chef de vente.)
► Si vous considérez comme un bien matériel la jouissance de la nature à l'état sauvage, alors, là, je suis privée à l'extrême. (Vétérinaire.)
► Je ne me sens pas privée, mais gênée, frustrée, par la vie à Paris. On est trop nombreux, les distances sont trop grandes, ça sent mauvais. En somme, je me sens un peu privée de nature. (Etudiante en géographie.)
► Je me sens privé d'une certaine liberté causée par l'affluence. (Ingénieur en informatique.)
C'est parmi les cadres supérieurs qu'est invoqué le plus souvent le problème du logement (23 %), parmi les cadres moyens et les employés que l'on souffre le plus d'être privé de vêtements (18 %).
Les étudiants se situent un peu à part. Soit qu'ils se sentent dans un état transitoire par rapport à des privations même fortes, soit qu'ils se jugent privilégiés et n'osent pas s'apesantir sur leur sort. Soit qu'ils nient l'importance des biens matériels.
► Il y a des choses dont je me suis privé et dont la plupart des gens sont privés avec moi. Elles ne se situent pas sur le plan matériel. On se sent frustré de sa responsabilité d'homme dans le domaine politique, social, économique aussi. (Etudiant en architecture.)
► Je trouve qu'au contraire nous avons trop de choses, nous ne savons plus où donner de la tête. La surabondance du matériel mène à l'abrutissement le plus complet. Il faut rejeter tout ce qu'on nous offre et chercher quelque chose de plus enrichissant, dans d'autres domaines. (Etudiante.)
► L'important est de savoir que les biens matériels n'ont rien d'essentiel à partir du moment où les conditions matérielles laissent la possibilité de réfléchir et d'être soi. (Etudiante.)
Cependant, dans tous les milieux, on ne se défend pas de vouloir davantage.
► Je me vois propriétaire d'une Porsche, d'un bateau. (Ancien X.)
► Qu'on me donne l'argent, je me chargerai de mon bonheur. (H.e.c.)
► Je me suis offert un beau logement, mais il me manque une voiture. (Analyste programmeur.)
► Je ne me sens pas trop privé. Mais, bien sûr, je voudrais une plus grosse voiture, une chaine stéréo plus perfectionnée. C'est le rêve secret de chacun. (Employé S.n.c.f.)
► Il me manque de l'argent. Je déteste l'argent, mais c'est malheureusement le seul moyen d'acheter sa liberté. Ce qui me manque matériellement, c'est tout ce dont ma femme à envie : un grand pavillon ultra-moderne, de beaux meubles, une cuisine pilote... (Publicitaire.)
La distinction est très sensible entre ce dont on rêve (la voiture de sport, le bateau, les voyages et encore les voyages) et ce dont on a besoin, besoins qui tendent à être de plus en plus largement satisfaits.
Si, comme le dit un étudiant, « la société de consommation exerce sur tous une pression qui fait naître des besoins et des frustrations inutiles », elle n'est pas ressentie ainsi par ceux qui la vivent, dans leur immense majorité.
Vous sentez-vous libre ?
Libres, oui mais... C'est le cri général.
Libres totalement, pour la grande majorité, en matière de vie privée : rapports avec les parents, relations amoureuses, choix des loisirs. Les filles se sentent un peu, très peu, entravées par le qu'en dira-t-on. En matière de loisirs et d'achats, c'est l'argent qui restreint la liberté.
Si la publicité exerce une pression, cette pression n'est pas ressentie, très rarement exprimée, et seulement par des étudiants :
► Il y a trop de publicité, d'affiches dans les rues. (Etudiante, 16 ans et demi.)
Les contraintes qu'imposent les conventions sont évoquées, surtout hors de Paris.
► J'ai le droit de ne pas avoir la télé, mais on me regarde comme une bête curieuse. (Ouvrier d'entretien.)
► Je pars en camping avec une fille. Au village, les commérages vont bon train. Si j'étais « gonflé », je dirais que tous, je les emm... (Agent d'assiette des impôts.)
Mais tout cela ne va pas très loin.
Dans le choix d'une profession, les jeunes Français considèrent dans leur large majorité qu'ils sont libres, ce qui peut paraître singulier.
Mais, ici, il apparaît clairement que la liberté est assimilée à la faculté de prendre individuellement, et sans pression de la famille ou de l'Etat, sa décision. Et l'attachement général à la notion de liberté individuelle est si fort que le poids des agents extérieurs (milieu, éducation, conditions sociales) est très rarement évoqué. On se croit et on se juge libre.
Dans l'exercice de l'activité, en revanche, les contraintes sont vives et vivement ressenties. C'est très nettement dans leur travail que les jeunes Français se sentent brimés.
► Dans mon travail et dans l'action syndicale, ce serait me condamner dans ma carrière, que de dire tout ce que je pense. (Officier contrôleur d'aviation.)
► Pas libres. Je travaille dans l'administration et je veux conserver ma place ! (Fonctionnaire des impôts.)
► Sans règles, ce serait l'anarchie complète, mais il n'en coûterait rien à la société que j'aie certaines libertés. Je pense à la libre discussion aussi bien dans les entreprises que n'importe où. (Professeur d'électronique.)
► Je sens comme un étau qui se resserre. (Programmeur.)
► Je n'ai pas le droit de m'expliquer librement, fût-ce avec ma directrice. (Elève institutrice.)
Ce sont les relations humaines à l'intérieur du travail, c'est le poids de la hiérarchie, c'est l'impossibilité d'avoir des rapports personnels d'égalité et de franchise qui sont mis en question plus que l'organisation sociale.
► Je fais partie d'une société. Il faut donc en respecter les règles. (Technicienne médicale.)
► La liberté d'agir n'existe pas à l'état brut. J'avoue que j'aborde les différentes contraintes avec un esprit suffisamment consentant pour me sentir libre. (Diplômé Essec.)
► Libre, parce que je me sens responsable. (Hôtesse de l'air.)
► Je vis dans un cadre de contraintes que je me suis d'ailleurs fixé librement. Ce qui ne m'empêche pas, au contraire, d'être heureux. (Ingénieur.)
L'immense majorité apprécie, accepte ou se résigne à la notion d'un « ordre social » jugé nécessaire. Beaucoup se réfèrent aux démocraties populaires ou à d'autres régimes. C'est la comparaison qui leur permet de se dire « libres », autant qu'on peut l'être.
Qu'aimeriez-vous savoir de votre avenir ?
Là encore, l'évolution depuis 1957 est sensible. Le souci de l'avenir professionnel prend nettement le pas sur celui de la vie familiale.
C'est, décidément, le problème. Souci plus vif chez les garçons (50 %) que chez les filles (27 %). Mais il est remarquable que celles-ci soient un peu plus anxieuses à ce sujet qu'à propos de leur situation familiale (25 %), qui ne préoccupe plus guère les garçons (5 %). Chez les uns et les autres, il y a un glissement sensible, depuis 1957, à ce sujet. Peut-être parce que la qualité de la vie familiale semble dépendre de la vie professionnelle... Peut-être parce que le besoin du foyer-refuge, qui était vif, s'est estompé.
Quelles questions se posent-ils ?
Ceux qui font des études :
► Savoir si, avec ma licence d'histoire, je ne serai pas chômeuse. (Etudiante.)
► Les quatre ans que j'aurai passé à la fac me serviront-ils à quelque chose le jour où je chercherai du travail ? (Etudiant sciences éco.)
► Pourrai-je poursuivre mes études dans des conditions acceptables, les terminer? M'apporteront-elles un métier valable? (Etudiante en psychologie.)
► Que sera mon rôle dans la société ? (Etudes commerciales.)
► Mes études ne me donnent aucune formation pratique. Quel est mon avenir? (Etudiant en droit.)
► Vivant en Lorraine, je suis sensibilisée par le problème du chômage. J'ai vu mon village se vider, à la suite de la fermeture de l'usine locale, de vieux travailleurs transplantés, déracinés, quand encore ils avaient la chance de retrouver du travail. Ce problème m'inquiète. (Etudiante en histoire.)
Ceux qui ont une profession :
► A quel poste et à quelles responsabilités j'accéderai au sommet de ma carrière ? (Assistant agrégé à la faculté des Sciences.)
► La stabilité de mon emploi ainsi que la croissance constante de mes salaires. (Vendeur.)
► L'évolution du progrès ne va-t-elle pas amener une augmentation très sérieuse du chômage ? (Régleur sur machines.)
► Pourrai-je éviter le chômage et avoir une retraite décente au soir de ma vie ? (Employé de commerce.)
► Serai-je riche jeune ? (Ingénieur commercial.)
► Pourrai-je progresser dans mon métier et le conserver ? (Analyste programmeur.)
► Dans quelle société me faudrait-il vivre ? (Directeur d'école publique.)
► Pourrai-je assurer un bon niveau de vie à ma famille quand je serai marié ? (Tourneur.)
► Quel est l'avenir de ma profession ?
(Chef d'organisation.)
► Est-ce que, tout en remboursant mes emprunts, je pourrai améliorer mon niveau de vie ? (Femme d'agriculteur.)
Le désir de savoir s'il y aura une guerre nucléaire intervient surtout chez les femmes et parmi ceux qui ont des enfants, en particulier « pour ne pas en avoir d'autres ».
C'est surtout parmi les fonctionnaires et les agents de l'Etat que l'on s'interroge en premier lieu sur le mariage et l'avenir familial. Là où l'avenir professionnel et le chômage éventuel suscitent moins d'inquiétudes.
Un trait nouveau, qui apparaît surtout chez les étudiants, mais pas seulement chez eux : le souci de savoir si l'on restera fidèle à soi-même, à l'idéal que l'on s'est fixé, si l'on saura ne pas « démissionner ».
► Est-ce que mon comportement d'adulte sera à la mesure de mes idées ? Est-ce que j'agirai, ou non, comme ceux que je condamne? (Lycéen, 17 ans.)
► Ne vais-je pas durcir, me laisser complètement absorber et paralyser par mes soucis personnels ? J'ai la volonté de garder mon idéal, mais... (Etudiante en géographie.)
► Est-ce que je répondrai vraiment généreusement, sans calcul, toute ma vie, à l'appel du Christ ? (Séminariste.)
► Saurai-je vivre selon mes idées ? (Chirurgien-dentiste.)
► Est-ce que mes idées seront opposées ou différentes de celles que j'ai aujourd'hui ? (Employé de banque.)
► Je voudrais seulement être sûr de ne pas me laisser « bouffer » au fil des responsabilités, d'être toujours aussi exigeant vis-à-vis des autres et de moi. (Etudiant en médecine, 3e année.)
► Je voudrais être sûr de ne pas m'enliser dans le confort matériel. (Etudiante.)
C'est leur façon d'avoir peur de vieillir.
Celui qui écrit :
► Mon avenir, je le connais, le week-end, la paie en fin de mois, les vacances un mois par an, et on recommence jusqu'à la retraite. (Chef de service banque.)
semble isolé dans cette forme de tranquillité.
L'amour a-t-il de l'importance ?
L'amour — ou l'idée qu'on s'en fait — n'a rien perdu de son importance, bien au contraire. Les filles sont plus nombreuses (67 %) que les garçons (45 %) à déclarer qu'il en a « beaucoup ». Certains révèlent sagement, ou drôlement, qu'ils sont trop jeunes, qu'ils manquent d'expérience :
► On ne peut parler de l'amour d'une femme à 16 ans. (Lycéen.)
Ou assurent :
► L'amour a beaucoup d'importance pour moi. Il passe avant l'argent, la manière de s'habiller et la freeform music, mais se trouve derrière l'instruction. (Lycéen, 16 ans.)
Mais c'est un lycéen de 16 ans qui dit:
► C'est peut-être la seule forme de bonheur que l'homme (pas toujours la femme) a toujours eue.
Qu'est-ce qui justifie l'importance accordée à l'amour ? Et comment l'entend-on ?
► C'est un sentiment qui appartient à l'être humain, un signe de vie. (Commis de cuisine, 19 ans.)
► C'est beau quand c'est sincère. C'est la chose la plus importante dans la vie. Ensuite, la situation. Mais si on a l'amour véritable, on doit facilement accepter une situation plus médiocre. (Ouvrière, 22 ans.)
► Je considère l'amour comme un art me permettant d'exprimer mon idéal de beauté et de bonheur. (Métreur vérificateur, 28 ans.)
► Je me battrais pour lui. Je vis de l'amour. L'amour est la bouée de sauvetage de l'homme, le salut est là. (Laborantin, 22 ans.)
► C'est même, finalement, la seule chose qui ait de l'importance. (Agronome, marié, 28 ans.)
On en parle aussi avec un peu moins de gravité.
► Voilà un sujet bien savoureux. C'est le but de l'existence, alors vous pensez s'il a de l'importance ! (Dessinatrice en publicité, 23 ans.)
► Faites l'amour plutôt que la guerre : j'en ferais bien ma devise, car l'amour est merveilleux, agréable, et n'a jamais tué personne. (Femme mariée, 29 ans.)
► Une importance énorme. Il me semble que le monde est régi officieusement par le sexe. (Analyste programmeur, 23 ans.)
► Capital. C'est la seule aventure qui nous reste. (Chef de dépôt, 28 ans.)
► Trop d'importance. J'essaie de la réduire. (Agent de voyage, 29 ans.)
Pour beaucoup, l'amour est refuge, remède contre l'angoisse, chaleur.
► C'est le seul vrai soutien moral et physique contre toutes les déceptions et tous les malheurs de la vie. (Ingénieur, 25 ans.)
► Une des rares échappatoires à la technique. (Officier d'aviation civile, 23 ans.)
► Seule vraie communion entre les êtres dont on ne peut se passer, la solitude étant ce qu'il y a de plus insupportable dans notre condition d'homme. (Femme, chef de clinique, 28 ans.)
► Je n'y attache pas d'importance d'ordinaire, mais parfois énormément, dans les moments où tout s'écroule. (Etudiant, 22 ans.)
► Je faisais l'amour comme ça, pour me passer le temps. Maintenant, ça me paraît quelque chose de ... important, non, mais très intéressant. De savoir que quelqu'un s'intéresse à vous, qu'on n'est pas rejeté sans être aimé, dans la société. (Ouvrier, 22 ans.)
► Je fais tout par amour. (Secrétaire de direction, 19 ans.)
Parmi les étudiants, l'unanimité ou presque se fait autour de l'importance de l'amour. On en parle, non sans lyrisme, comme d'un mode de dépassement de soi, d'évasion, de fuite, hors de la bassesse de la vie, vers la pureté du sentiment. Le cynisme ne se porte pas. On fait aussi beaucoup de littérature, et il semble que quelques filles se retrouvent, ayant perdu beaucoup d'illusions, sur ce que recouvre cette littérature. On déclare aussi des choses telles que :
► L'amour du prochain est une notion creuse et, par essence, réactionnaire. L'amour de la nature et du genre humain en général est à l'origine de la plupart de mes pensées et de mes actes... Quant à l'amour sentimental et physique, il occupe une place relativement moindre dans ma vie. (Etudiant, 22 ans.)
La fidélité vous paraît-elle essentielle ?
L'exigence de fidélité à sens unique est devenue inavouable, sinon inconcevable.
De cette fidélité déclarée essentielle, beaucoup disent :
► Quand on aime, la fidélité n'est pas corvée. Elle est acquise d'office, on n'y pense pas. (Commerçant, 25 ans.)
► C'est plutôt un « non-besoin » d'autre chose qu'un refus vertueux d'autre chose. (Etudiante, 22 ans.)
► La fidélité ne fait pas l'amour. L'amour, je crois, fait la fidélité. (Etudiant, marié, 28 ans.)
Pour d'autres, elle est essentielle, bien sûr, mais. Mais :
► Il faut beaucoup de courage. (Secrétaire de direction, 19 ans.)
► Le pardon aussi est essentiel. (Infirmière, 23 ans.)
► Pour les deux, mais je ne suis pas sûre d'avoir raison. (Femme mariée, 27 ans.)
► Surtout pour la femme, mais elle est parfois dure quand on est séduisante et que le mari vous oublie un peu. (Femme mariée, 29 ans.)
► Essentielle, bien sûr, mais des aventures (sans conséquences) n'entament en rien l'amour conjugal. Elles peuvent être très bénéfiques dans certaines périodes difficiles à traverser. (Femme mariée, 25 ans.)
► Les filles encaissent davantage... Ce n'est pas pour ça qu'elles n'en souffrent pas. (Cultivatrice.)
► Si on est trompé, il faut surtout ne pas le savoir. Si on ne sait rien, on voit tout beau. C'est beaucoup plus agréable. Mais à partir du moment où on est mariés, pour moi, on doit être fidèle. (Ouvrière.)
► Je crois la fidélité essentielle. Mais beaucoup moins qu'il y a cinq ans. L'infidélité est très tentante. Seulement, à tout bien considérer, elle amène beaucoup plus d'ennuis que de joies. (Femme de commerçant.)
► Il s'agit de fidélité purement intellectuelle. Celle qui consiste à avoir confiance et à donner sa confiance totalement. La fidélité physique n'étant qu'une pure formalité. (Etudiante, 21 ans.)
Ce qui apparaît clairement de l'ensemble des réponses, c'est l'intention de fidélité et l'extrême besoin de confiance en l'autre. Quelles que soient les raisons qui sont à l'origine d'un sentiment d'insécurité généralisé, ce sentiment est profond. Insécurité de l'emploi, de la vie professionnelle, caractère dérisoire des projets à long terme, incertitude sur la forme que prendra l'avenir, même quand on l'envisage avec optimisme, arrachement à sa ville, à sa campagne. Si vifs que soient le goût et l'appétit de changement, quand ils se manifestent — et il se peut qu'ils soient plus théoriques que pratiques — les points fixes disparaissent un à un.
Même le progrès technique confirme dans l'idée qu'on vivra « autrement », que l'on sera, de son vivant, témoin ou acteur de transformations rapides et nombreuses. Dès lors, il semble bien que « l'Autre », l'amour de l'autre, la fidélité de l'autre, le couple que l'on forme devienne le seul et le dernier lieu d'enracinement, le seul élément sécurisant. Et qu'il faut entendre ainsi le prix que l'on attache à la fidélité.
Parmi les étudiants, la loyauté est exigée entre les partenaires, plus que la fidélité, car « la fidélité ne doit pas être une contrainte si l'amour est une libération ».
Il est intéressant de noter que, interrogés sur l'amour et sur la fidélité, ceux qui constituent l'ancienne Nouvelle Vague et qui ont aujourd'hui entre 30 et 40 ans, sont restés aussi convaincus que l'amour a beaucoup d'importance (55 %) et sont encore plus nombreux que leurs cadets à tenir la fidélité pour essentielle (92 %). ■
Est-ce une chance ou une malchance de vivre à l'époque actuelle ?
Dans la comparaison avec 1957, il faut, ici, rappeler que la première Nouvelle Vague répondait pendant la guerre d'Algérie. Interrogés aujourd'hui, les mêmes, qui ont 30-40 ans, trouvent maintenant, eux aussi, qu'ils ont « plutôt de la chance » de vivre à cette époque (67 %).
La satisfaction est plus vive chez les filles (80 %) que chez les garçons (74 %).
La situation des femmes s'améliore. Elles se sentent en dynamique. Le progrès technique est, dans l'ensemble, ressenti comme une source d'amélioration infinie, mais l'optimisme n'est pas béat. C'est le sentiment d'appartenir à une époque-charnière de remise en question générale, où la jeunesse à la conviction qu'elle jouera un rôle, qui est éprouvé, parfois avec exaltation.
► Le XXe siècle est la plus grande époque qui ait jamais été vécue. (Educateur spécialisé.)
► Tout bouge, tout s'effondre, une erreur d'itinéraire et c'est la catastrophe. Le risque est tel qu'il en devient exaltant.
(Capitaine de chasseurs alpins.)
► Le monde est en pleine mutation. C'est ce qui rend la vie plus passionnante.
(Ouvrier coiffeur.)
► Une époque prodigieusement excitante et intéressante. Où la jeunesse prend conscience de ce qu'elle est plus libre que ses ainés et que beaucoup de chances l'attendent si elle le désire. (Typographe.)
► Une époque sensationnelle, où tout est remis en question. Cette génération va devoir, si elle veut survivre dans un monde attrayant, trouver des valeurs nouvelles. (Etudiant.)
► Je trouve que j'ai une « sacrée chance ». Mon père est ouvrier. Il y a vingt ou trente ans, je n'aurais certainement pas pu entreprendre des études de très haut niveau. (Etudiant.)
► Je vis une époque splendide, mais pas dans le pays qu'il faudrait. Je ne me sens pas français. Plus américain qu'européen. (Chef de vente,)
► J'ai de la chance parce que la France n'est plus en guerre maintenant. Quand je pense à mes parents ! (Président adjoint de société.)
► Tout est possible, à cause de la liberté d'esprit que permet l'époque. (Agronome.)
► L'épopée est quotidienne. (Architecte stagiaire.)
► C'est le printemps de la connaissance. (Ingénieur.)
► Etre ainsi à cheval sur deux civilisations, l'une sombrant dans ses principes et accouchant de l'autre, qui s'annonce comme la meilleure ou la pire, c'est passionnant. (Publicitaire.)
► Les hommes ont un exutoire merveilleux qui s'ouvre : l'espace. (Professeur de construction mécanique.)
Quand la malchance est évoquée, c'est parce qu' « on ne prend pas le temps de vivre », « c'est une époque bien troublée », « la technique envahit tout », « la vie est dépoétisée », « on manque trop d'idéal ». Et puis :
► Nous perdons la sagesse des anciens.
(Agriculteur.)
► J'ai de la malchance d'être dans un pays capitaliste. (Ouvrier de bâtiment.)
► J'aurais préféré vivre au XIXe siècle et au début du XXe, l'âge d'or de la bourgeoisie. (Ingénieur chimiste.)
► On ne réussit pas à avoir un métier même si on le mérite. (Surveillant d'internat.)
Mais l'ensemble de la jeunesse semble envisager l'époque avec un intérêt passionné, se sentir de plain-pied avec elle. Et quand elle veut en combattre certains aspects, ce n'est pas par rapport au passé.
En conclusion
Ici s'achève la première partie de l'enquête sur la Nouvelle Vague, celle qui situe la position de la jeunesse par rapport à sa vie personnelle et professionnelle.
Lire à travers les chiffres est toujours une entreprise délicate. Il n'y en a pas auxquels on ne puisse donner une interprétation positive ou négative, optimiste ou pessimiste.
Ainsi, ce grand appétit de vacances et de loisirs, faut-il en conclure qu'il traduit un manque d'ardeur au travail, un affaissement de l'esprit d'entreprise, une fuite vis-à-vis de la société industrielle ? Une manifestation d'insidieuse fatigue, en un mot, après vingt années pendant lesquelles les Français ont travaillé avec acharnement ?
Ou est-ce, au contraire, une saine réaction par quoi s'expriment le goût de la vie, l'attachement à d'autres valeurs que celles d'efficacité, de rendement, de réussite, le sens d'un certain équilibre à sauvegarder ? Ce n'est pas clair et, sans doute, les deux s'y mêlent. Ce qui est clair, en revanche, c'est que l'on comprend fort bien la place que tient la vie professionnelle dans la vie tout court, et qu'elle paraît à un trop grand nombre oppressante. Peut-être parce qu'elle l'est objectivement.
L'inquiétude à l'égard de la façon dont cette vie professionnelle s'engagera et se déroulera est-elle l'une des causes de la crise de mai ou l'un de ses effets ? C'est, en tout cas, l'un des traits généraux les plus caractéristiques que présente la jeunesse.
Ce qui est clair, également, c'est qu'il s'agit d'une jeunesse qui n'est pas malheureuse, et même qui est heureuse, contente d'elle, confiante dans sa force, une jeunesse qui montre une plus grande capacité que la précédente à s'engager, qui réclame des responsabilités, et dont l'ardeur n'est tempérée par aucun scepticisme. Qu'on s'en réjouisse ou qu'on le déplore, les expériences du passé, qui pesaient si fort sur la génération précédente, sont ignorées, dépassées.
La vie privée est manifestement vécue avec peu d'entraves. Le poids des contraintes, dans ce domaine, est de plus en plus léger. Peu de privations matérielles, bien qu'on se plaigne toujours de manquer d'argent, le sentiment qu'il est normal de ne manquer de rien d'essentiel, voilà qui autorise aussi une certaine disponibilité pour se préoccuper des autres. Le tiers monde a fait son entrée dans la conscience des jeunes Français, sous une forme affective.
Révolutionnaires ? Il n'y paraît guère. Révoltés ? Le mot paraît trop fort. Il s'agit moins, semble-t-il, de secouer des chaînes que de refuser de les passer à son propre cou. La valeur suprême demeure la liberté, avec toute l'ambiguïté et les équivoques que recouvre ce mot.