Incendie d'une institution privée qui hébergeait des enfants handicapés mentaux => lui permet d'évoquer la situation dans laquelle se trouve les enfants handicapés mentaux en France. Manque de moyens patent. Appelle à une prise de conscience sur ce point.
En parler ? Quoi que l'on dise, on est assuré de blesser. N'en pas parler ? C'est une autre façon de blesser. Une sorte de fuite devant le malheur des autres, le seul auquel il soit interdit de se résigner.
La fuite, ici, est la plus grande tentation. Il s'agit des enfants débiles mentaux, devant lesquels un voile pudique, sans cesse retissé, se déchire parfois le temps d'un drame. Ce fut, il y a quelques jours, l'incendie d'une institution privée, à Froissy, dans l'Oise, où quatorze de ces enfants ont péri, asphyxiés.
Il semble qu'ils recevaient des soins affectueux — les parents en témoignent — mais que les conditions matérielles de sécurité n'étaient pas respectées. Le sous-préfet de Clermont fait état d'enquêtes défavorables à ce sujet et de recommandations vieilles de six ans, puis renouvelées, qui seraient restées négligées.
Pour se montrer plus ferme, il eût fallu, sans doute, que l'administration sût où et comment héberger les pensionnaires de Froissy dans des établissements appropriés. Ceux-ci sont en nombre dérisoire, relativement à la situation que décrit le rapport présenté en octobre au Premier ministre par M. François Bloch-Lainé.
Cette situation s'exprime d'abord en chiffres. Dans leur sécheresse, ils sont accablants. Les enfants atteints de débilité légère, moyenne ou profonde, selon la terminologie retenue, sont plus nombreux en France
que les étudiants. En l'état actuel des connaissances, précise le rapport, les débiles légers sont 250 000 ou 500 000, selon la définition que l'on donne de cette débilité. Le nombre des handicapés mentaux moyens et profonds, et des arriérés profonds, se situe autour de 230 000 enfants et adolescents de 5 à 19 ans.
On ne sait, en vérité, quel est le sort le plus tragique : celui des enfants fragiles, menacés, qui pourraient, s'ils étaient soignés à temps, aidés, instruits, protégés, accéder à un mode de vie relativement décent, et auxquels cette possibilité est refusée. Ou celui des enfants perdus, qu'il faudrait accueillir dans des centres spécialisés quand leur famille est hors d'état, matériellement ou moralement, d'assumer leur présence au foyer sans conséquences graves. Ils ont souvent des frères, des sœurs... C'est une épreuve dont on ne se sent guère le droit de parler sans l'avoir connue.
Qu'il s'agisse de dépistage, de soins, d'enseignement pré-professionnel ou d'hébergement, les moyens mis en œuvre sont, quantitativement et qualitativement, plus qu'insuffisants.
Alors... Alors on est d'abord tenté de s'interroger sur ce qu'est une société « riche », comme la nôtre, c'est-à-dire assez riche pour se poser de tels problèmes, assez riche pour être conçue par ses membres comme profondément coupable, voire inhumaine, quand elle ne parvient pas à les résoudre, et trop pauvre cependant pour satisfaire à l'ensemble des besoins collectifs ressentis et parfois violemment exprimés.
Changerait-on la forme de notre société, elle pourrait être, sans aucun doute, plus équitable, mais non plus riche. La priorité des besoins pourrait être modifiée, peut-être même leur nature, mais non leur incessante dialectique. Nous serons toujours pauvres de ce que nous n'avons pas, et cette société idéale dont l'argent aurait disparu serait encore une société où la richesse nationale, le produit du travail de tous, devrait être répartie entre les différents postes des dépenses publiques. Il faudrait encore choisir, établir des priorités.
Les enfants inadaptés seraient-ils au premier rang ? Peut-être. Mais peut-être la société où nous sommes sacrifierait-elle aussi un peu de ses autoroutes, peut-être chacun de ses membres « adaptés » paierait-il de bonne grâce un impôt supplémentaire s'il savait pour qui, et pour quoi. Si on lui disait que, selon une phrase terrible du rapport cité, « il devient de moins en moins naturel d'être
adapté ou de le rester », non seulement pour les enfants, mais pour les adultes, que c'est là l'un des prix qu'il faut payer pour l'évolution rapide des sociétés industrielles et, du même coup, pour leur richesse.
Cette prise de conscience se fera, elle pourrait se faire, il faut qu'elle se fasse, parmi d'autres, non moins urgentes. Mais dès aujourd'hui, en dehors des problèmes réels de crédits, de méthodes, d'organisation, que révèlent les sept fascicules du rapport Bloch-Lainé, chacun de nous est en situation de combattre la fuite devant ce malheur particulier, ce malheur innocent qu'est la débilité mentale. Elle multiplie cruellement ce malheur, et il faut bien voir ce qu'elle signifie.
Winston Churchill disait qu'il ne voulait pas mettre les pieds dans un hôpital, parce que la vue de la souffrance lui retirait des forces sans en donner à ceux qui souffrent. C'est une manière d'hygiène brutale, assez courante chez les hommes d'action, qu'ils l'avouent ou non, qu'on les comprenne ou pas.
Devant l'enfant ou l'adolescent arriéré, ce n'est pas ce mécanisme qui joue. C'est l'épouvante, la terreur de voir sur les petits visages d'où l'intelligence est exilée notre propre image déviée.
Ainsi, c'est cela, un être humain ? Oui, c'est cela, avec quelque chose de non encore élucidé, quelque chose de plus ou de moins, qui donne l'aptitude à la pensée abstraite. Nous l'avons, ils ne l'ont pas, c'est immense et ce n'est rien. Une aptitude. Ils savent aimer, et on peut les aimer, infiniment. Combien de parents déchirés le savent...
Ils n'appellent pas à notre charité, à nos bons sentiments. Ils ont besoin d'être consolés, au sens latin du mot. Consolari. Rendre entier. Ils ont besoin de notre parole, et que nous acceptions de nous reconnaître en eux. Etre « normal » ou « anormal », qu'est-ce que cela veut dire... Etre et agir comme les autres, comme le plus grand nombre des autres. Ce n'est pas pour le pire que les enfants mentalement déficients sont différents du plus grand nombre, non, vraiment, pas pour le pire.
Si la souffrance a un sens, ces enfants ont un sens. Ceux pour qui elle n'en a pas, ceux qui pensent avec Stendhal que « la seule excuse de Dieu, c'est qu'il n'existe pas », leur doivent au moins la lucidité de se voir en eux, questions sans réponse au mystère de la condition humaine.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
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