À la suite du procès d'un meurtrier, réflexions sur une nouvelle technique de détection des criminels par la génétique (qu'elle juge dangereuse). Un chromosome surnuméraire qui prédisposerait certains hommes à la violence.
Une femme de 62 ans, atteinte d'hémiplégie, se prostituait du côté de Barbès parce qu'elle ne pouvait plus « faire des ménages »... Un homme de 31 ans l'a suivie dans un hôtel. C'est le fils d'un éboueur, il est né pied-bot, ses camarades d'école l'appelaient Patte de Canard. Il a été atteint à 4 ans d'encéphalite, violenté à 12 ans par un homosexuel.
Au matin, quand la femme a réclamé son dû, il l'a étranglée. Puis il a tenté d'oublier son geste dans l'alcool, tandis que la police cherchait en vain le coupable. Mais le visage de la vieille prostituée hémiplégique l'obsédait. Un jour, il s'est livré.
Personne n'oserait inventer aujourd'hui de tels détails, une telle histoire. Seule, la vie en est encore capable.
A l'occasion d'un procès, ces personnages de cauchemar ont surgi, la semaine dernière, à la surface de l'actualité, entre des athlètes, des prix Nobel et des cosmonautes.
De la femme, on a peu parlé. La vieillesse, la misère, la déchéance, cela n'intéresse plus personne. Peut-être ne lit-on plus Dostoïevski, à Paris, depuis qu'on lit Marcuse.
L'homme, en revanche, Daniel Hugon, est devenu le héros d'un procès troublant dont l'accusé principal venait à peine d'être démasqué. Celui-ci se présente sous la forme d'un Y. C'est un chromosome surnuméraire. Sa présence a été décelée, dans les cellules de Daniel Hugon, grâce à un examen consécutif à quelques tentatives de suicide.
Que faisait-il là, cet Y... Le Pr Jérôme Lejeune, généticien renommé appelé à la barre aux fins d'expertise, a seulement précisé que quarante-sept chromosomes, pour un homme, c'est un de trop. Les êtres humains normalement constitués doivent en avoir quarante-six, vingt-trois paires fournies moitié par leur mère, moitié par leur père, qui véhiculent les caractères héréditaires. L'une de ces paires détermine le sexe. Deux chromosomes en forme d'X : sexe féminin. Un X et un Y : sexe masculin. Un X et deux Y, ou deux X et un Y : défaut de fabrication. Avec des effets variés et non encore tirés au clair, surtout en ce qui concerne la première combinaison. Les conséquences de la seconde — XXY — ont été décrites il y a une dizaine d'années : retard mental, nanisme, asthénie accusée et stérilité de l'homme ainsi pourvu. Celles de la première combinaison — XYY — n'ont commencé à être connues qu'en 1966, à la suite de la publication des travaux de deux chercheurs anglais.
Le Pr Lejeune a indiqué que les XYY sont grands, myopes, et qu'ils perdent tôt leurs cheveux. Il s'agirait d'une anomalie sensiblement plus fréquente parmi les détenus des établissements pénitenciers que parmi l'ensemble de la population dite normale. L'assassin des huit infirmières de Chicago, Richard Speck, est en particulier un XYY. C'est également le cas de Daniel Hugon, qui présente d'autre part tous les caractères physiques décrits par le Pr Lejeune.
De là à parler de chromosome du crime, il n'y a qu'un pas : les généticiens se gardent de le franchir. Il ne leur paraît pas acceptable de prétendre que nous sommes biologiquement déterminés, que nos actes nous sont imposés en même temps que la couleur de nos yeux.
C'est là une idée tout à fait insupportable. Elle sert de support à la résignation devant la part d'inégalité réductible entre les hommes. Elle introduit une notion de fatalité qui a trop longtemps servi, sous des noms divers, à ignorer le rôle que jouent les conditions sociales dans le développement et la conduite d'un individu. Elle pourrait conduire à une sélection monstrueuse.
Aussi les généticiens parlent-ils seulement d'une prédisposition biologique à la violence et à l'agressivité, qui n'atteindrait que les hommes.
On ne naît pas femme, on le devient, a écrit en d'autres temps Mme Simone de Beauvoir. Eh bien, il semble qu'elle se trompait ! On naît XX ou XY, et quand un homme double son Y, on croit pouvoir dire aujourd'hui qu'il double du même coup une agressivité non pas acquise mais inscrite dans ses cellules. C'est la moindre des idées reçues que la science de la génétique nous invite à réviser.
Mais qu'est-ce que l'agressivité ? Il se peut que, dans les cellules des grands conquérants, les XYY pullulent. Les chercheurs, qui en sont encore, en ce domaine, à de fascinants « peut-être », ne manqueront sûrement pas d'y prolonger leurs investigations. Pour le moment, ce qui semble acquis, c'est qu'un XYY qui en arrive, comme Daniel Hugon, au meurtre gratuit, ne peut pas être tenu pour un homme disposant du même libre arbitre que tout un chacun.
Ou se tient ce libre arbitre, c'est toute la question. Existe-t-il vraiment... La volonté, le courage, les vertus devant lesquelles nous nous inclinons sont-elles autre chose que le sel ou le poivre d'une salade biologique plus ou moins bien assaisonnée par un cuisinier mystérieux... Au nom de quoi nous permettons-nous de juger, d'admirer ou de blâmer des combinaisons de chromosomes, de molécules et de cellules...
Pendant longtemps, nous avons pu tranquillement vivre à l'abri de notre ignorance. Depuis que la science s'est engagée dans l'étude des mécanismes humains, elle nous a pris au piège. Freud le premier, les généticiens aujourd'hui, ont lentement sapé l'idée que nous nous faisions de la responsabilité individuelle, et qui était bien commode. Il y avait les bons et les méchants, les forts et les lâches. Tous, pensions-nous, le « faisaient exprès ». Maintenant, entre les complexes d'Œdipe mal liquidés et les Y surnuméraires, les névroses, les psychoses et les aberrations chromosomiques, il ne reste plus que des hommes souffrants qui méritent plus que d'autres indulgence, soins et compréhension.
En même temps, il y a les réflexes et plus que les réflexes : l'impossibilité où nous sommes de nous priver de tout jugement moral et de valeur, où que nous placions notre morale, quel que soit notre système de valeurs.
Le jury des assises de la Seine devant lequel Hugon a comparu lundi a condamné le malheureux à sept ans de réclusion. C'est un réflexe de sauvegarde. Peut-on le lui reprocher ? Non, sans doute. L'employeur qui porte plainte contre un comptable indélicat ou même qui se sépare d'un collaborateur incompétent n'est pas répréhensible non plus. Il se protège, et protège les autres.
Mais entre ces réflexes et ce que nous pressentons des secrets que livreront les continents obscurs en voie d'exploration sur la responsabilité réelle d'un homme, il n'y a pas adéquation. Et cela devient chaque jour plus inconfortable.
Peut-être est-il dans l'ordre des choses que nous ayons à la fois des salles de bains plus nombreuses, des fauteuils plus profonds, des matelas plus moelleux, un confort matériel croissant, et une place de plus en plus dure et étroite pour le repos de l'esprit.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
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