Diktat de la minceur qui touche également les hommes, principalement ceux ayant atteint une certaine situation sociale (« le poids devient ainsi fonction inverse de la situation sociale ». Jusqu'à s'adonner à des régimes dangereux pour la santé.
Parmi les présidents des cinquante plus grandes sociétés des Etats-Unis, il ne s'en trouve pas un qui ne montre ventre plat, nous apprend Mme Pierrette Sartin. Ce n'est pas qu'ils soient jeunes. C'est qu'il leur est interdit d'être gros. Interdit par ces lois non écrites que sont les mœurs et qui placent depuis dix semaines, parmi les best-sellers, un recueil de « recettes pour maigrir vite ».
Nous y arrivons doucement, mais sûrement, en France, où un « cadre » pèse aujourd'hui 10 kilos de moins que son père au même âge. Curieusement, le poids devient ainsi fonction inverse de la situation sociale.
Quand il s'agit de l'heureux résultat d'une meilleure hygiène alimentaire, d'une musculature mieux entretenue, d'un contrôle médical plus fréquent, c'est parfait. Mais quand un homme supprime de ses repas les hydrates de carbone, il se conduit aussi bêtement qu'une femme. Ce qui, en la matière, n'est pas peu dire.
Le succès de ce régime a des causes évidentes : il autorise tous les excès, y compris la consommation d'alcool. Pendant deux semaines, les effets sont spectaculaires parce que le corps se déshydrate. Ils le deviennent plus encore quand ils atteignent leur aboutissement naturel : l'infarctus.
Jusqu'à ce que ce fameux régime soit diffusé, en France, par des supporters enthousiastes de l'amaigrissement sans douleur, les hommes se contentaient de se rompre les reins à faire soudain des exercices violents, s'épuisaient en abusant des saunas, puis abandonnaient, faute d'obtenir ce qu'ils espéraient de ces efforts déprimants.
Les femmes, elles, n'ont pas attendu l'invention criminelle d'un charlatan de la diététique pour avaler du citron chaud ou de la teinture d'iode, pour se livrer successivement au régime sans sel, au régime dissocié, au régime vert, au régime blanc.
Il faut avoir entendu des conversations entre jeunes femmes présumées intelligentes pour savoir que dans une proportion effarante, elles ont un objectif : maigrir. Une fierté : avoir maigri. Une obsession : ne pas grossir.
Le plus récent exemple du dérèglement de l'esprit qui peut s'emparer d'une femme quand elle a, ou qu'elle croit avoir, quelques kilos de trop, date de quelques jours. Mme Seguin avait 30 ans, deux enfants, une vie libre de soucis graves, nous dit-on. Mais elle n'avait pas la silhouette d'Ursula Andress. Modérateur d'appétit par-ci, diurétique par-là, on perd facilement, de nos jours, dix kilos en deux mois. Après quoi, on les reprend dans la meilleure hypothèse. Mais il arrive aussi que l'on perde en même temps la raison. Dans son appartement de Clichy, Mme Seguin a ouvert le gaz et elle s'est suicidée, avec ses deux enfants.
Accident banal, consécutif à l'abus de diurétiques, comme l'accident cardiaque qui a coûté la vie à Martine Carol. Il s'en produit plusieurs, chaque année, dans tous les milieux.
Quelques kilos de plus ou de moins, cela compte-t-il tellement, même lorsqu'on ne fait pas métier de sa silhouette ? Eh oui ! Cela compte. Comment le nier ? La pression est formidable qui s'exerce sur toutes les femmes quand on leur propose comme modèle de la grâce contemporaine ce chapelet d'osselets nommé Twiggy, quand on les habille en petites filles, ou mieux encore en garçons.
Parce que la jeunesse est majoritaire ? Il suffit d'aller faire un tour à la sortie des lycées pour voir de quoi elle a l'air, la jeunesse. Elle est aussi souvent pataude qu'élancée. Et le martyre des filles de 16 ou 17 ans est encore plus cruel que celui de leur mère. Si la grosse dame est devenue un personnage comique auquel chacune frémit d'être un jour assimilée, la grosse fille est un personnage tragique, avec lequel les garçons ne veulent pas se montrer. Alors, pour peu qu'une amie lui en glisse la recette, elle avale de l'extrait thyroïdien — délivré sans ordonnance, alors que la pilule... — et elle se détraque pour la vie.
Il y a, certes, un excellent moyen de n'être ni comique ni tragique, tout en pesant plus que l'on ne voudrait : c'est de se prendre comme on est. Les femmes naturelles dans leur comportement, qui ont dominé le souci de leur apparence physique, sont si rares qu'elles ont le charme de l'objet précieux. Pour peu qu'elles sachent rire d'elles-mêmes plutôt que d'en pleurer, elles ont souvent le plus franc succès. L'amuseuse publique de Paris, Régine, en fournit l'exemple.
Mais on ne rit pas de soi à 16 ans, à supposer que l'on y parvienne plus tard. Et l'on ne s'accepte pas sur le conseil des autres.
Cette espèce de haine de son corps qu'une femme contracte quand elle se compare à plus mince qu'elle — et c'est toujours dans ce sens-là qu'on se compare — est irréductible par le raisonnement. Pire : il arrive que l'on fabrique des kilos pour avoir un motif concret de se trouver haïssable. Comme les adolescentes fabriquent le bouton qui, en déparant leur nez, leur front ou leur lèvre, leur servira d'alibi : si elles sont dédaignées, si on ne les prie pas à danser, ce sera la faute du bouton.
S'il ne m'aime plus, s'il me délaisse, si je n'ai pas de succès, c'est parce que je grossis, disent la plupart des obsédées de la ligne. Ce qui est une façon de prendre l'effet pour la cause. En fait elles grossissent parce qu'il est plus facile d'attribuer un échec à des kilos superflus qu'à la façon dont on se conduit. C'est le bouclier derrière lequel on se protège d'avoir à se mettre au clair avec soi-même.
Ce mécanisme n'épargne pas les hommes. Ils y sont seulement moins exposés dans la mesure où ils attribuent rarement à leur seule « beauté » leur pouvoir de séduction. Mais s'il s'avérait qu'un excès de poids nuit à leur réussite professionnelle, on les verrait bientôt fabriquer, eux aussi, des boucliers de graisse.
L'embonpoint névrotique mis à part, une simple discipline alimentaire suffit, sauf dans des cas rarissimes, à trouver son juste poids et à le maintenir dans des limites convenables, sans mettre pour autant sa santé en péril, au contraire. Mais pour se plier à cette discipline quotidienne, quand elle est nécessaire, il faut être heureux. Oui, heureux. C'est-à-dire ne pas chercher à compenser par la satisfaction élémentaire que donne la nourriture des insatisfactions affectives, réelles ou supposées.
Manger plus qu'il ne convient, c'est en quelque sorte une façon de persister à sucer son pouce. Cela se soigne. Mais jamais, jamais avec des diurétiques.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
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