Invasion de Prague par les tanks soviétiques. Echappe à toute présentation oecuménique des faits. En guise de préliminaire, appelle à relativiser les bienfaits de notre civilisation (société de consommation, « très loin d'avoir réalisé quelque chose qui s
C'est la nuit. Un grondement de moteurs trouble le silence et vous arrache au sommeil. Les cloisons vibrent. Les vitres tremblent. A Paris, à New York, à Londres, c'est le bruit que font les automobilistes rentrant de vacances. A Prague, c'est la rumeur des tanks soviétiques envahissant le pays.
Ces automobilistes sont peut-être en majorité égoïstes, bêtes, méchants, tyranniques et bassement matérialistes. Ils bombardent le Vietnam, ils tiennent les Noirs en état de servitude, ils lancent leur police contre leurs étudiants, ils laissent mourir un million de Biafrais, ils sont très loin d'avoir réalisé quelque chose qui soit digne de s'appeler démocratie.
Ces soldats soviétiques sont peut-être, en majorité, de braves garçons généreux, sensibles, tendres et hautement idéalistes. Ils veulent faire le bonheur de l'humanité, établir l'égalité, supprimer la misère et l'injustice, donner à chacun selon ses besoins. Ils veulent réaliser quelque chose qui soit digne de s'appeler socialisme.
Mais quel bruit vaut-il mieux entendre, la nuit, dans sa ville ? Celui des automobiles de la société de consommation, ou celui des tanks de la société communiste ?
Non, il n'est pas permis de répondre que l'on ne veut entendre ni l'un ni l'autre. C'est trop facile. La société idéale, tout le monde est prêt à y vivre. C'est entre deux réalités qu'il faut choisir.
Non, il n'est pas permis de répondre qu'à long terme... A long terme, nous serons tous morts. C'est aujourd'hui qu'il faut vivre à Prague, à Varsovie, à Budapest, ou à Paris, à Londres, à New York. La réalité, on peut tenter de la transformer, on doit affirmer qu'elle n'est jamais figée et qu'il faut s'opposer de toutes ses forces à ses aspects les plus répugnants.
Mais on ne peut pas s'en évader.
La réalité communiste, c'est l'égalité. Elle ne donne pas la liberté d'action à quelques-uns et le bien-être à un petit nombre. Elle commence par les retirer à tout le monde. Avant de tomber sous la férule soviétique, la Tchécoslovaquie se situait à peu près au niveau de la France. Et elle avait, bien sûr, des chômeurs, et elle abritait, bien sûr, d'insolentes fortunes. En quelques années de gestion dite socialiste, elle a assuré à tous le droit au travail, elle a supprimé l'esprit de compétition, elle a égalisé les salaires. En même temps, elle s'est ruinée. Le printemps a explosé à Prague, à la suite d'une manifestation d'étudiants excédés parce qu'il n'y avait, depuis des mois, ni lumière, ni chauffage, ni eau chaude à la cité universitaire. En même temps, elle a privé de leur liberté tous ceux qui disaient : « Est-ce vraiment ainsi qu'il faut faire ? »
La réalité capitaliste, c'est l'inégalité, le faste pour un petit nombre, le bien-être pour un grand nombre, la frustration pour beaucoup, la misère pour quelques-uns. C'est aussi la compétition impitoyable, le travail servile, parce qu'il n'est pas précédé de la notion d'un but, l'absence d'idéal et de solidarité humaine, le non-sens d'une vie perdue à la gagner, et la liberté pour tous de dire : « Est-ce vraiment ainsi qu'il faut faire ? »
Cela existe, la liberté. C'est comme le bonheur. On peut toujours vous expliquer que ça n'existe pas : le fait est qu'un jour, ça n'existe plus. C'est donc que ça existait.
Il est permis de répondre que des deux réalités, on préfère la première, mais à condition de ne pas tricher. De ne pas opposer le rêve communiste, qui est grandiose, à la réalité capitaliste, qui est morne. Il est permis de répondre : « J'aime mieux le malheur partagé et la répression pour tous, que la prospérité et la liberté d'action pour une fraction de privilégiés. »
C'est concevable. C'est même honorable. Surtout quand on fait partie de ceux qui pourraient profiter de ces privilèges. Il y en a. Bien des communistes français auraient pu vivre fort agréablement au lieu de
sacrifier leur existence — pas leur liberté, leur existence — au Parti. Ceux-là méritent au moins que l'on respecte leur abnégation.
Mais, en échange, demandons-leur de nous dire, aujourd'hui, la vérité : quel bruit préféreraient-ils entendre, la nuit, dans leur ville ? En toute abnégation ?
Il y a des larmes odieuses qui tombent aujourd'hui sur la malheureuse Tchécoslovaquie. On verra bientôt les plus fieffés réactionnaires feindre de pleurer parce que M. Alexandre Dubcek a été mis hors d'état de leur nuire. Eût-il réussi à semer, au cœur de l'Europe, la liberté en terre socialiste, la contagion risquait d'être irrésistible.
Mais la liberté est morte, à Prague, à peine s'est-elle fiancée avec le socialisme. Quels beaux enfants ils auraient pu avoir, si l'Union soviétique avait consenti à bénir leur mariage !
L'extraordinaire est que, sous prétexte d'analyse politique, tant de gens aient pu y croire. L'U.R.S.S. était un pays frère ? Depuis Caïn, chacun devrait savoir ce qu'il faut attendre de son frère. L'U.R.S.S. est un grand pays. Une grande puissance, comme on dit. Les puissants n'ont pas de frère. Ils n'ont que des vassaux, les pays comme les hommes. Ils ne respectent que les rapports de force.
Toute l'organisation sociale tend, depuis toujours, à limiter la puissance des hommes puissants et leur impérialisme, à les tenir en lisière, à les empêcher d'étrangler les faibles comme ils ont toujours envie de le faire quand ceux-ci essayent de tracer leur propre voie. Contre la loi de la jungle, d'autres lois sont nées, plus ou moins contraignantes, plus ou moins respectées.
Au niveau des nations, c'est toujours la loi de la jungle. Il n'y a pas de bons pays et des mauvais. Il n'y a pas de bons puissants et des méchants, de bons Tchèques et d'horribles Russes. Il y a ceux qui peuvent tirer leur revolver, et ceux qui n'en ont pas.
La vérité est qu'il ne faut pas être un petit pays. Il ne faut pas être faible. Il ne faut pas être pauvre. Il ne faut pas être noir. Il ne faut pas être vieux. Il ne faut pas être tchèque.
Tout cela, nous le savions. Mais justement, certains pensaient qu'il fallait donc être communiste pour que jamais, plus jamais, il ne soit permis à personne de construire son empire sur la servitude et le malheur des autres.
Eh bien ! voilà. Ils se trompaient. Il faudra inventer autre chose. Ce sera long.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
politique étrangère