Sur le rapport des Français à l'information. Éviction des principaux grévistes qui ont souhaité plus d'indépendance et indifférence des Français. Article critique (notamment envers la politique audiovisuelle de De Gaulle).
Les Français ont raté leur chance. Et, sans doute, pour longtemps. On ne voit guère pourquoi les responsables de la télévision leur donneraient ce que, en fin de compte, ils ne demandent pas : une information large, complète, scrupuleuse et objective.
Mieux : une grande partie du public en est aujourd'hui à faire reproche aux grévistes de l'O.R.T.F. de l'avoir privé de ses chères habitudes, pour satisfaire on ne sait quelle subite exigence de leur conscience malheureuse. C'est peu de dire qu'ils n'ont pas l'opinion pour eux. Ils l'ont contre eux. Rarement l'occasion a été ainsi donnée à un peuple de revendiquer, sans le moindre risque, le droit à l'information. Rarement il l'aura ainsi négligée. Car il aurait suffi de cent mille lettres adressées à l'Elysée...
Que l'on se mette maintenant, pour un instant, à la place du général de Gaulle : pourquoi doterait-il tout soudain la France d'une télévision indépendante de la tutelle de l'Etat? Nul ne sait mieux que lui apprécier les rapports de force, et les exploiter quand ils jouent en sa faveur. Qu'il s'agisse de M. Giscard d'Estaing, prétendant malheureux à la présidence de la commission des Finances, ou du petit groupe de producteurs, de réalisateurs et de journalistes qui s'étaient mis follement à croire que leur fonction pouvait être remplie avec quelque dignité, chacun doit savoir que l'on ne saurait être que pour ou contre de Gaulle. Pour : on entre dans les ordres. Contre : on est excommunié.
Parmi les grévistes de l'O.R.T.F., beaucoup n'étaient pas hostiles au régime qu'ils servaient. Ils n'étaient qu'humiliés d'être tenus pour des courtisans. Indépendants du pouvoir, ils l'auraient, sans aucun doute, soutenu de bon cœur, mais avec le sentiment enivrant de n'être point payés pour dire la messe. Ce bonheur ne leur sera pas accordé. La télévision n'a que faire de gaullistes éclairés, et le Général moins encore. Ce sont les pires : ils se mêlent d'avoir des idées sur ce que devrait être une télévision remplissant sa fonction. Des idées, voyez-vous ça ! Pourquoi pas des initiatives, tant qu'ils y sont ! Au trou, messeigneurs, et vous me copierez cent fois : « Le Général est pour la participation. »
En d'autres temps, le Roi aurait banni de la Cour, exilé dans leurs terres ces féaux trop prompts à rejoindre la Fronde. Aujourd'hui, il les bannit de l'écran, libres de méditer, dans l'ombre où les voilà relégués, sur la vindicte des grands et l'ingratitude des foules. Car, de l'immense public de la télévision, pas un mot ne s'est élevé pour dire au moins : « Merci... Vous avez fait ce que vous avez pu. »
Cette indifférence à une action qui l'intéressait directement est impressionnante par ce qu'elle révèle de torpeur, d'ignorance, et on pourrait presque dire de répugnance à l'égard de l'information, de la part de la masse du public français.
Qu'est-ce donc que l'information ? C'est ce qui dérange les préjugés, ce qui contraint à former son opinion sur des faits et non sur des sentiments, ou à s'avouer que l'on obéit à des sentiments ; ce qui oblige à prendre connaissance de la complexité des problèmes d'une société moderne, et à écouter les arguments de l'adversaire ; ce qui élargit la vision humaine au-delà de l'angle aigu dont chacun de nous dispose et qui limite la démarche de l'esprit ; ce qui encourage à la tolérance et au respect d'autrui comme de ses raisons ; ce qui corrode le plus sûrement le fanatisme, le dogmatisme, le sectarisme.
L'information, c'est l'inconfort. Moins on sait, plus on est sûr. Nous y sommes tous plus ou moins réfractaires. C'est à nous y soumettre que la télévision pourrait le plus utilement s'employer.
Or il est de mode aujourd'hui de prétendre que l'information objective est un leurre. Les postes de radio périphériques font quotidiennement, cependant, la preuve du contraire en observant trois règles simples : le respect des faits, la parole donnée, le cas échéant, aux divers acteurs d'une
situation, la stricte séparation entre l'information et l'opinion ou le commentaire.
Le respect des faits : c'est l'abc du métier. Tout journaliste professionnel sait qu'il n'existe pas, objectivement, de « foule chaleureuse acclamant le discours du chef de l'Etat ». Ce qui existe, c'est « une foule évaluée à 150 000 personnes, selon les estimations officielles, qui a applaudi à trois reprises le chef de l'Etat à tel, tel et tel passage de son discours ». De même, il n'existe pas de « voiture qui fonce », mais « une automobile de marque Renault circulant à 120 kmh ». C'est toute la différence qu'il y a entre l'information et l'impressionnisme. L'une n'exclut pas que l'autre soit également communiqué, mais elle le corrige impitoyablement.
La parole donnée aux uns et aux autres : c'est ce à quoi, imperturbablement, se refuse la télévision. Il ne s'agit pas de minuter jalousement le temps d'antenne accordé aux représentants de diverses tendances. Quel auditeur s'est jamais posé la question de savoir combien de fois M. Mitterrand, ou M. Giscard d'Estaing, ou M. Debré sont intervenus au micro d'Europe N° 1 ou de Radio-Luxembourg ? Ils interviennent quand l'événement commande de les interroger. Le poste remplit son rôle de truchement entre le public et l'homme public sans que celui-ci soit mis ni en valeur ni en difficulté. Chacun est libre de tirer ses conclusions de ce qu'il a entendu et d'amender éventuellement son jugement.
IL n'y aurait rien là d'irréalisable — et en tous domaines — dans le cadre de l'information télévisée, à condition qu'un rédacteur en chef mène son équipe sans feu rouge de la direction, sans feu vert de Matignon, sans consigne de l'Elysée, dans les seules limites de la responsabilité très lourde qui incombe à qui dispose du petit écran et, de surcroît, de son monopole. Si un tel miracle se produisait, sait-on ce qui arriverait ? Les Français apprendraient lentement l'usage de la démocratie et, si l'on ose dire, s'y résigneraient. Dans un pays où chacun est au contraire éduqué à penser que l'Autre est un imbécile, un salaud, un traître ou un stipendié dès lors qu'il voit les choses autrement que vous ou qu'il vous double sur l'autoroute, ce serait, on en conviendra, un progrès.
Mais pour faire une démocratie, il faut commencer par faire des démocrates. La vérité oblige à dire qu'aucun parti n'a jamais inscrit cette tâche ingrate à son programme.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
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