L'amour en question

Évoque avec ironie les conseils du Parti communiste d'Allemagne de l'Est qui enjoint ses citoyens de s'adonner à l'amour pour occuper son temps de loisirs. Fait une rapide comparaison avec la situation des autres nations.
N'oubliez pas l'amour », telle est l'injonction que l'organe officiel du Parti Communiste d'Allemagne de l'Est, le « Neues Deutschland », vient d'adresser à ses lecteurs.
Quel amour ? Celui qu'il faut porter à son prochain ? Celui qui doit irradier le cœur d'un bon socialiste quand il pense à sa chère usine au service du peuple ?
Nullement. L'amour en question, c'est celui qui, entre le jardinage et le bricolage, peut servir à combler les loisirs tous neufs dont les Allemands de l'Est vont désormais bénéficier.
La semaine de cinq jours vient d'être instituée. Et l'organisation de ce samedi blanc, qu'il faudra remplir, fait l'objet de conseils, prodigués par les pouvoirs publics à ceux qui s'en trouveraient désorientés.
Les loisirs sont peut-être la plus belle conquête de l'homme, mais il ne les a pas encore apprivoisés. Et l'on sait que, pour le moment, il en use essentiellement, dans toutes les grandes villes du monde, pour se tuer en voiture, pour s'enivrer à la bière, à la vodka, au whisky ou au vin rouge, pour regarder à la télévision comment les autres font du sport.
Devant le creux vertigineux de ces deux journées vacantes qui termineront désormais la semaine en Allemagne de l'Est, les autorités ont donc entrepris de canaliser les citoyens hors de l'angoisse existentielle.
Or « l'amour est sans conteste la plus ancienne activité connue pour occuper ses loisirs ; elle ne perdra jamais la faveur des humains », assure l'organe du Parti Communiste.
Quelques individualistes invétérés s'insurgent bien, dans les mêmes colonnes, contre « toute tentative de vouloir diriger les loisirs, ce qui constitue une violation de la Constitution démocratique ». Mais d'autres, aussi nombreux, approuvent la sollicitude gouvernementale. L'un d'eux remarque gravement : « La joie de vivre que procure l'amour ne peut qu'influencer favorablement les activités professionnelles. » Les bons citoyens savent désormais ce qui leur reste à faire.
L'amour du samedi au service de la productivité : les planificateurs n'y avaient pas encore pensé. Peut-être
verra-t-on un jour les Allemands de l'Est contraints d'apporter le lundi à leur chef de service une carte dûment tamponnée à la maison, certifiant qu'ils se sont bien assuré, pendant le week-end, une provision réglementaire de « joie de vivre ». Et l'épouse réfractaire, la maîtresse capricieuse seront dénoncées aux instances du Parti, qui leur adressera des avertissements leur enjoignant de se conduire à l'avenir avec une plus juste conscience de leurs responsabilités socialistes.
Pour le moment, l'exercice de l'amour n'est pas encore obligatoire ; il est seulement recommandé. Risquait-il donc d'être oublié ?
Les Français passent pour n'avoir pas besoin, à ce sujet, d'aide-mémoire. Mais les médecins assurent qu'il s'agit là d'une réputation qui n'est plus fondée.
Du côté des Italiens, il n'y a pas lieu, pour autant qu'on le sache, de nourrir de trop vives inquiétudes. Différentes études publiées aux Etats-Unis tendent à prouver, en revanche, que les Américains commencent à se désintéresser de la question.
Dans un rapport qui a fait quelque bruit, un psychiatre de Los Angeles, le Dr Richard R. Greenson, a consigné le résultat de ses observations. Avant la guerre, assure-t-il, la plupart des femmes qui consultaient se plaignaient d'avoir à subir des maris trop exigeants. Aujourd'hui, ce sont les hommes qui souffrent des sollicitations excessives de leur épouse, tandis que les femmes accusent leur mari d'avoir assez de forces pour travailler avec acharnement et pour jouer au golf pendant le week-end, mais de se déclarer trop fatigués lorsqu'ils sont conviés à leur rendre hommage.
Deviennent-ils indifférents parce qu'ils s'épuisent au travail ? Ou s'épuisent-ils parce qu'ils sont devenus indifférents ?
A en croire M. Greenson, c'est la seconde proposition qu'il faut retenir. Pendant des siècles, on a enseigné aux femmes — singulièrement dans les pays puritains — que l'activité sexuelle était une corvée vaguement répugnante à laquelle il convenait, certes, qu'une bonne épouse se soumette, mais sans risquer d'y perdre son âme en y cherchant quelque agrément.
Aujourd'hui, la situation s'est retournée. Les épouses américaines, harcelées par l'abondante littérature destinée à les informer qu'elles peuvent et doivent goûter pleinement aux plaisirs de la chair, exercent sur leur mari une demande si forte qu'une image nouvelle de la femme serait en train de se créer, plus effrayante qu'attirante. Il semble, décidément, que, depuis Adam et Eve, un malentendu se poursuive qui n'est pas près d'être dissipé.
IL n'existe, hors des Etats-Unis, aucune étude scientifique qui permette de savoir si la moyenne des couples qui vivent dans les pays occidentaux évolués suivent un processus analogue.
Mais si les Allemands de l'Est en sont vraiment à se demander : « Qu'est-ce qu'on pourrait faire cet après-midi ?» et à se dire, quand on leur suggère par voie de presse de déployer « la plus ancienne activité connue » : « Tiens ! c'est vrai ! Je n'y aurais pas pensé !... », cela prouve au moins qu'elle n'exerce pas sur eux une irrésistible attraction.
On peut craindre que cet acte d'amour hebdomadaire, accompli avec la bénédiction du gouvernement dans le cadre des distractions autorisées, ne soit pas de nature à en renouveler le charme.
Il en irait autrement s'il était interdit. Mais en matière de psychologie, le Parti a encore beaucoup à apprendre de l'Eglise.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express