N'est-ce pas, chérie ?

Reprenant les développement du docteur Berne dans le bestseller américain « Des jeux et des hommes », inciste sur les relations sociales, véritable un jeu social, montre l'importance des caresses dans nos rapports sociaux et pour notre développement d'hum
Si l'on ne te caresse pas, ta moelle épinière flétrira. » On dirait un proverbe ukrainien. C'est un élément de la théorie des rapports sociaux, telle que la développe le docteur Eric Berne dans un ouvrage qui figure depuis quatre-vingt-neuf semaines, aux Etats-Unis, parmi les best-sellers.
Difficile à lire pour un public moins entraîné que le public américain à la terminologie des psychologues, moins friand aussi de lumière sur son comportement, effrayé parfois d'y voir un peu clair, ce livre est passé, ici, quasiment inaperçu.
Peur d'en savoir davantage sur les raisons pour lesquelles nous jouons à « N'est-ce pas, chérie ? » ou à « Regarde ce que tu m'as fait faire » ? Non ? Alors, allons-y.
Nous jouons, dans nos rapports avec autrui, parce que ces rapports sont fondés, selon le docteur Berne, sur une série de perpétuelles transactions. Je reçois, je donne, j'échange... Quoi ? A travers les mots, des caresses. La caresse est l'unité de ces transactions. Le gain en caresses qui conclut chaque transaction, chaque jeu, est celui qui permet à chacun d'entretenir son équilibre psychique et physiologique, de ne pas laisser « flétrir sa moelle épinière ».
Qu'est-ce qu'une caresse ? C'est ce qui apaise notre faim d'être « reconnu », faim aussi impérieuse, vitale, que celle qui nous conduit à manger. Les nourrissons en ont un si grand besoin qu'à en être privés, ils peuvent succomber. Et outre les manipulations physiques, ils reconnaissent la caresse de la voix. Les adultes y ajoutent des formes plus subtiles de caresses variées, dont ils ont grand appétit et dont l'absence totale peut conduire jusqu'à la détérioration biologique. L'acteur quête les applaudissements, l'homme politique sollicite les électeurs. Un intellectuel peut recevoir, en une seule fois, sa dose annuelle de caresses avec l'approbation d'un maître. Une cuisinière peut recueillir, quotidiennement, la caresse-éloge.
Si l'on peut littéralement mourir de non-caresse, de solitude, on peut aussi dépérir d'ennui. C'est-à-dire d'une autre espèce de famine qui s'ajoute à la première. Les hommes ne supportent pas le temps vide, blanc, libre, non programmé. Ils ont besoin que le temps soit structuré et s'y emploient de façon quasi automatique.
Seule, l'intimité profonde, intense, avec un autre être, l'union parfaite du couple, satisfait simultanément à toutes les faims. Mais elle est rare, et en tout état de cause, on ne peut pas engouffrer dans cette activité tout son temps vide. Nous le remplissons donc par des contacts sociaux. Ils forment l'essentiel de notre vie. Ce sont les jeux, pas drôles, auxquels nous jouons. Pour être « reconnus ». Pour recevoir notre ration vitale de caresses.
A partir de cette théorie, le docteur Berne donne un florilège de nos jeux, préférés selon ce que nous
sommes, et analyse le gain que nous y cherchons. Quand un homme ou une femme est malade dans sa tête, il arrive qu'il joue pour se détruire, pour perdre plutôt que pour gagner. Mais sans être déséquilibrés, nous jouons tous. A quoi ?
A « Regarde ce que tu m'as fait faire », par exemple. Le joueur est souvent marié à un partenaire qui joue à « J'essaie uniquement de t'aider ». Il laisse l'autre prendre pratiquement la plupart des décisions, déguisant parfois cette attitude sous la déférence et la considération. Que les choses — ou l'éducation des enfants — tournent mal, et le joueur accumule les satisfactions passagères sur le chemin psychologique de « Regarde où nous en sommes à cause de toi » et de « Je te l'avais bien dit ». Il peut y avoir bien des causes à cette attitude d'autodéfense, adoptée pour se sentir « sans reproche ». Elle est courante dans la vie professionnelle.
« Ereintée » est un jeu que jouent les femmes qui ont choisi un mari exigeant. Exigeant que leur femme soit aussi efficace en toutes choses que l'était, dans le souvenir de la joueuse, sa propre mère.
La joueuse accumule les tâches, elle en redemande, reçoit, sort, s'habille, décore, fait le marché, invente des gâteaux, soigne, soutient la conversation et entend y parvenir à la perfection, répondre à toutes les exigences, réelles ou supposées. Si « Ereintée » va trop loin, il arrive qu'elle s'effondre. Et s'adresse d'amers reproches. Et se reprenne. Et craque à nouveau. A ce stade, seul un psychiatre parviendra à lui faire reconnaître que le mari exigeant n'est, dans le jeu, que le figurant derrière lequel se dissimule l'image d'une mère. Qu'adviendra-t-il du mari ? Ils changeront de jeu.
Autre jeu classique : « Chérie ». Pour faire une remarque désobligeante à sa femme, un homme raconte une anecdote à son sujet et la termine par : « N'est-ce pas, chérie ? »
Que dire ? Démentir tel détail apparemment secondaire — mais en réalité essentiel à la « transaction » ? C'est elle qui paraîtra désagréable vis-à-vis d'un homme qui l'appelle tendrement « chérie » en public. Mais peut-être l'a-t-elle précisément épousé parce qu'il lui rend le service — la caresse — d'exposer ses insuffisances et lui épargne d'avoir à le faire elle-même. Dans ce cas, elle approuve. Echange de caresses. Jeu cent fois observé. Mais elle peut aussi répondre en racontant à son tour une anecdote, ce qui revient à déclarer : « J'en ai autant à ton service... chéri. » Mauvaise transaction.
Voilà ce que raconte le docteur Berne. Le lire n'est pas sans danger. Il devient à peu près impossible de vivre en société et d'entendre quelqu'un insister : « Prenez donc un verre... » ; d'apprendre d'une femme tout ce que « Sans lui... » elle aurait pu faire ; ou de commencer une phrase par « De nos jours... » sans évoquer tout ce qui peut se cacher derrière le jeu dont nous attendons notre ration de caresses.
Mais y a-t-il plus puissant divertissement que de découvrir ce qui est caché ? Non, le docteur Berne ne dit pas quelle espèce de « tordus » en font leur jeu favori.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express