Bonne année, Mme Jackson

Saynète imaginaire teinté d'humour noir. Un puissant PDG cherche désespérément un cadeau de nouvelle année à son épouse, mettant sur le coup sa secrétaire
Le président-directeur général de la Jackson, Jackson and Jackson, Inc. allait quitter son bureau lorsqu'il s'aperçut qu'il allait rentrer chez lui les mains vides, un 31 décembre.
Il sonna sa secrétaire. « Mademoiselle, dit-il, trouvez-moi un cadeau pour ma femme.
— Quel genre de cadeau, monsieur ?
— Si je le savais, je n'aurais pas besoin de vous. Un cadeau, un beau cadeau. Je veux commencer l'année tranquille.
— Je suggérerais un vison, monsieur. Cela fait toujours plaisir.
— On croit ça. La dernière fois, elle m'a dit que si je rapportais encore un vison à la maison, elle en ferait une pelisse pour le chauffeur.
— Un beau bijou, peut-être ?
— Vous n'avez jamais vu Mme Jackson, mademoiselle ?
— Non, monsieur.
— Je comprends, sinon vous ne feriez pas cette suggestion stupide... Alors ?
— Je ne sais pas. Je cherche, monsieur. De quelle somme...
— Illimitée.
— Je vais essayer de trouver quelque chose, monsieur.
— Je vous le conseille, mademoiselle. »
W. D. Jackson eut quelques pensées amères sur la médiocrité du personnel que l'on recrutait aujourd'hui, la pénurie de cadres capables de prendre leurs responsabilités, l'horreur d'une situation où il en était réduit à tout faire lui-même, y compris choisir les cadeaux pour sa femme. Il était temps que cela change et, en 1967, on allait voir ce qu'on allait voir. Mais en attendant, cette fille s'éternisait et...
« J'ai une idée, dit la secrétaire. Il faut consulter l'ordinateur spécialisé.
— L'ordinateur ? »
W.D. Jackson leva les sourcils. Il aurait dû y penser. On ne peut pas penser à tout, mais il aurait dû y penser.
« Essayons. »
Convoqué, le programmateur assura que W.D. Jackson avait eu une excellente idée, qu'il s'était permis lui-même d'utiliser l'ordinateur pour choisir ses cadeaux, et que rien n'était plus facile que d'interroger la dernière I.B.M. 1789, à la condition, toutefois, que W.D. Jackson veuille
bien fournir tous les éléments d'information nécessaires, depuis l'âge de Mme Jackson, le vrai, oui, jusqu'à la marque de sa crème de nuit, l'énumération de tous les cadeaux qu'elle avait reçus depuis la date de son mariage, sa couleur favorite, le surnom qu'elle donnait à son mari dans l'intimité, la race de son chien, etc.
W.D. Jackson s'aperçut qu'il ignorait à peu près tout de sa femme. Mais un long entretien téléphonique entre sa secrétaire et la secrétaire de Mme Jackson permit au programmateur de réunir toutes les indications nécessaires pour interroger convenablement l'ordinateur.
IL travailla minutieusement, appuya enfin sur le bouton.
« Eh bien ? » demanda W.D. Jackson, intéressé.
Le programmateur hésita.
« Je ne comprends pas, dit-il. La 1789 est une machine très sérieuse, qui ne nous a donné que des satisfactions...
— Et que dit-elle ?
— Qu'il faut... Que vous feriez plaisir... Enfin, que Mme Jackson a besoin de l'adresse d'un bon avocat. »
Il y eut un long silence.
« Vous dites que cette machine est sérieuse ?
— Elle est parfaite, monsieur. A part la pluie et le jour où vous souffrirez de votre migraine, elle n'a jamais fait d'erreurs. Mais vous savez qu'en ce qui concerne la météorologie...
— A la porte ! hurla W.D. Jackson. Je ne veux plus vous voir. Vous entendez ? Et vous aussi, mademoiselle ! Non, attendez ! Quelle heure est-il ? Quoi ! Maintenant, tous les magasins seront fermés ! Qu'est-ce que j'ai fait pour être entouré d'imbéciles pareils ? Appelez Tiffany, mademoiselle, appelez Cartier, appelez partout ! Faites quelque chose, ne restez pas là comme une cruche ! Il me faut un cadeau, avez-vous compris ? »
Pendant que W.D. Jackson s'impatientait, et même se congestionnait, le programmateur recommença sournoisement ses opérations en parlant tout bas à l'ordinateur qu'il aimait bien. Appuya sur le bouton. Réponse identique : il fallait donner à Mme Jackson un bon avocat. Cette nuit-là, il but beaucoup.
Quand W.D. Jackson rejoignit son domicile, une heure plus tard qu'il ne l'avait promis, sa secrétaire n'avait trouvé, dans toute la ville, que des fleurs. De belles fleurs, mais enfin, des fleurs.
La femme de chambre l'avertit que Madame avait beaucoup pleuré en l'attendant, assurant qu'il ne l'aimait plus, que s'il l'avait aimée, il n'aurait pas oublié, la semaine précédente, l'anniversaire de leur mariage et que le divorce n'était pas fait pour les chiens.
« Seigneur, murmura W.D. Jackson en avalant un dry-martini pour reprendre quelques forces. C'était aussi l'anniversaire... Je me demande pourquoi j'ai une secrétaire qui a elle-même quatre assistantes. »
IL but un second dry-martini. « Et maintenant, dit-il, où est-elle ?
— Dans la salle de bains, monsieur. »
Il but un troisième dry-martini. Franchit la porte. Cria :
« Honey... Darling... C'est moi, ma poupée... Bonne année, ma petite chatte ! »
Il se pencha vers elle pour l'embrasser. Glissa sur le sol mouillé. Eut à peine le temps de jeter un cri avant de se fracasser la nuque contre l'angle de la baignoire de marbre.
Mais au moment de mourir, W.D. Jackson eut la suprême satisfaction d'entendre sa femme s'écrier :
« L'imbécile !... Pour une fois qu'il avait pensé à m'apporter des fleurs !... Tout le monde va croire que je l'ai poussé. Maintenant, il me faut vraiment un bon avocat !... »

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express