Amertume des jeunes socialistes allemands face au projet de coalition des deux principaux partis allemands à la doctrine opposée. Réflexion sur la relation de la jeunesse à la politique. Hymne à la jeunesse, qui refuse les conservatismes et aspirent à un
Peter Brandt a 17 ans. Il est le fils de M. Willy Brandt, chef du Parti Socialiste et ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement qui vient de se constituer en Allemagne.
Peter Brandt était au premier rang des étudiants qui ont manifesté à Berlin pour protester contre la coalition entre les deux grands partis jusqu'ici opposés. Peut-être se fait-il du socialisme et de la politique que son père eût menée, s'il avait gouverné seul, une idée juvénile. Mais on peut imaginer sa déception, partagée par un grand nombre de « rebelles ».
N'y avait-il donc aucune différence entre la doctrine des uns et celle des autres pour qu'elles puissent soudain s'amalgamer ? Apparemment, le jeune Peter Brandt et ses amis pensaient, au contraire, que l'ordre établi n'était pas le meilleur possible et que leurs chefs en avaient un autre à lui substituer. Et puis voilà qu'on leur dit : pas du tout, c'était le même, il n'y avait entre nous, depuis dix-sept ans, que des nuances d'assaisonnement, un peu plus de sel, un peu moins d'huile, mais nous vendons la même salade.
Que la tactique de M. Willy Brandt soit bonne ou mauvaise, ce n'est pas ici la question. Mais l'amertume des jeunes socialistes soulève un problème qui va, semble-t-il, au-delà des affaires proprement allemandes.
Comment des jeunes gens pourraient-ils se faire joyeusement à l'idée que seules des divergences de nature technique opposent, sur certains points, leurs pères, mais que, sur le fond, tout le monde est d'accord pour perpétuer une certaine organisation sociale et pour leur demander d'y adhérer ? Un tel consensus ne peut être spontané ou, du moins, acceptable que dans deux éventualités : une menace directe sur le territoire national — c'est l'union sacrée des temps de guerre — ou un soulèvement collectif contre l'ordre mondial. C'est la Chine.
Dans toute autre situation, l'absence de révolte, égoïste ou généreuse, contre l'organisation sociale traduirait une résignation, un scepticisme, un aveu d'impuissance consentie, heureusement incompatibles avec la jeunesse. L'âge mûr juge ce qui est par référence à ce qu'il a connu et qui, souvent, était pire. Il devient conservateur parce qu'il craint plus qu'il n'espère. La jeunesse juge ce qui est par rapport à ce qui devrait être. Et elle veut transformer parce qu'elle espère plus qu'elle ne craint.
Selon qu'elle a, ou non, atteint le niveau de saturation au-delà duquel la conquête de biens matériels apparaît comme une satisfaction dérisoire, elle est plus ou moins avide d'autre chose. « Ah ! si j'en avais eu autant à leur âge, moi, j'aurais été bien heureux ! », disent leurs pères.
Oui. Mais ces produits qu'ils consomment, ils en usent comme de la santé quand on la possède. Sans se féliciter tous les matins de n'en être pas privés. Et après ? Quelles vont être leurs raisons de vivre, c'est-à-dire de mourir, puisque ce sont généralement les mêmes ?
Certes, tous les jeunes gens ne s'interrogent pas quotidiennement sur le sens de leur vie. Mais déjà, dans toutes les sociétés industrielles, ils pressentent que l'objet ne peut être qu'un moyen et non une fin. Qu'il leur faudra vouloir autre chose pour vouloir fortement.
Quand aucun mouvement politique ne se constitue pour répercuter, fût-ce partiellement, cette contestation de la société où ils vivent, les jeunes rebelles sans cause se manifestent par l'insurrection vestimentaire et capillaire, devenue à travers le monde l'expression la plus banale de la protestation, avec la chanson engagée, dont le propre est de n'engager à rien.
Ils s'expriment en cassant les cabines téléphoniques publiques, comme à Londres. Ils voyagent au LSD, comme aux Etats-Unis, où, faute de pouvoir imaginer comment les choses pourraient être autrement, il ne reste plus qu'à s'en évader. A moins qu'ils ne chargent leur fusil et qu'ils ne tuent. Je tue, donc je suis. Ils se constituent en provos, ces enfants d'un pays prospère que personne ne menace et que rien ne divise fondamentalement quant à la manière de mener ses affaires, il n'y a qu'à continuer. Mais continuer, c'est-à-dire reproduire ce qui existe, avec quelques aménagements accessoires, c'est précisément ce que la jeunesse du monde, dans ses éléments les plus turbulents du moins, ne peut pas se résoudre à accepter.
Rien à voir avec la politique ? Toute rébellion est aspiration à un ordre différent et tout ordre nouveau transite par la politique. Les provos l'ont si bien ressenti qu'ils revendiquent le pouvoir et qu'ils proposent un programme. Chimérique, mais un programme. Pour quoi faire ? Pour que « ça change », « ça » recouvrant indistinctement tout ce qui participe à l'ordre qu'ils rejettent.
En France, provos, beatniks et voyageurs du LSD ne font pas encore école, du moins dans des proportions notables. Nous en sommes restés aux bagarres entre étudiants, graves dans leurs effets lorsque les barres de fer volent, mais non dans leurs sources. Aussi longtemps que les hommes s'opposent entre eux, c'est qu'ils croient avoir raison, et cette conviction les soutient. Le drame commence quand on ne sait plus ce qu'on veut et que la violence n'est plus que le défoulement d'une agressivité sans emploi et sans objet.
Si ces violences épargnent relativement la France, c'est peut-être à cause d'une situation que l'on s'accorde généralement à déplorer : l'existence d'un parti communiste, et de ses dissidents « chinois », aussi figé que la société qu'il contribue à immobiliser, mais où beaucoup de jeunes gens croient encore pouvoir réfugier leur révolte, lui donner un contenu et espérer son aboutissement.
Cette situation présente, d'autre part, d'assez graves inconvénients pour qu'on n'en ignore pas l'avantage.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
politique