Le jeu de la guerre

« The War Game », film reconstituant avec rigueur ce qui se passerait en cas guerre atomique. Choc profondément la commission de censure. Mais FG invite comme l'auteur du film à rompre le silence. « Et si l'on commençait par surmonter la c....? »
En voyant le film de Peter Watkins soumis à leur appréciation, certains membres de la commission de censure ont été si profondément choqués qu'ils se sont levés en disant : « Non, pas ça !... » Et ils ont fait arrêter la projection.
Le ministre responsable, M. Yvon Bourges, n'a pas encore fait connaître ses impressions. Il est possible que le Premier ministre voie lui-même le film en question : un moyen métrage de 47 minutes, produit par la B.B.C. Le British Film Institute, qui le diffuse à travers le monde, pose des conditions draconiennes à son exploitation : droit de regard sur toutes les formules utilisées pour la publicité ; droit de regard sur l'éventuel complément de programme ; interdiction absolue, dans ce cas, de projeter le film en début de séance, mais seulement en seconde partie ; contrôle rigoureux des commentaires qui se substitueraient aux commentaires anglais.
QU'a-t-il donc, ce film, pour nécessiter de telles précautions ? De quelles images scandaleuses est-il le support ? Intitulé « The War Game » (le jeu de la guerre), il reconstitue avec rigueur ce qui se produirait si une crise internationale conduisait à l'emploi des armes nucléaires.
Le postulat : une invasion chinoise au Sud-Vietnam. Les Soviétiques bloquent aussitôt l'accès de Berlin pour décourager les Américains de riposter par le bombardement de la Chine. Dès cet instant, l'état d'urgence est déclaré. Que se passe-t-il alors ? C'est ce que le film décrit.
La Grande-Bretagne est une puissance atomique. Sa force nucléaire a pour objet de menacer un agresseur éventuel de destruction pour le dissuader de l'attaquer. En cas de crise, les bombardiers composant la « force de frappe » anglaise seront dispersés sur les aéroports, prêts à prendre l'air. Sur chacun de ces aéroports, comme sur chacun des objectifs militaires occidentaux, des fusées nucléaires soviétiques sont d'ores et déjà pointées.
Première mesure prise, en vertu du plan de repli établi en 1962 : l'évacuation d'une partie de la population civile — enfants, femmes enceintes, vieillards, infirmes — vers les régions moins menacées.
Les images de cette évacuation forcée sont déjà saisissantes. Comment nourrir les réfugiés, comment les loger... Rationnement alimentaire, réquisitions, mauvaise humeur des citoyens contraints d'accueillir les évacués... Cette seule évocation, pour ceux qui ont vécu la guerre de 40, est écrasante.
Le lendemain, la Défense civile distribue un livret contenant les instructions à suivre en cas d'attaque nucléaire. (Un livret analogue existe en France : il s'appelle « Savoir pour vivre ».) Il est en vente depuis longtemps, mais personne ne l'a acheté. Il indique comment et avec quoi il faut construire un abri, les provisions qu'il faut y entreposer. Mais les magasins sont dévalisés. Et des milliers de gens n'ont d'ailleurs pas l'argent nécessaire pour acheter le matériel préconisé. Quant à ceux qui ont été prévoyants, ils méditent sur ce conseil donné il y a quelques mois par un journal religieux : « Réfléchir avant de donner refuge dans l'abri à des voisins ou à des inconnus. »
Pourquoi n'y a-t-il pas d'abris construits par le gouvernement ? Parce que cela coûterait trop cher.
Les Soviétiques entrent à Berlin où des émeutes ont éclaté. Deux divisions de l'O.T.A.N. s'y opposent et sont anéanties. Le président Johnson menace de répondre par une attaque nucléaire.
Les Soviétiques disposent de 750 missiles à rayon d'action moyen dirigés vers les pays occidentaux, et entreposés à l'air libre. Donc très vulnérables. S'ils ne les lancent pas, ils les perdront lors d'une contre-attaque. Le premier missile nucléaire soviétique éclate sur une ville du Kent. A dix kilomètres de l'explosion un enfant hurle de douleur : la chaleur a fait fondre ses globes oculaires. C'est le début d'une démonstration impitoyable.
Nous ne savons pas, nous ne voulons pas savoir ce que seraient les effets d'une guerre atomique. Nous ne voulons pas l'imaginer. Et peut-être que nous ne le pouvons pas. Au pire, on se dit : « Ce serait la fin du monde. » Non. De cela, on peut s'accommoder comme de la perspective de sa propre mort. Ce ne serait pas la fin du monde mais, pour les survivants, le début de la plus grande somme de souffrances jamais endurées.
L'auteur du film les évoque avec sobriété, sans jamais jouer sur les nerfs des spectateurs. Il ne fait pas jaillir les larmes, il n'appelle pas à la sensibilité, il enfonce dans l'effroi. Un effroi muet dont il est impossible d'émerger tel que l'on y est entré.
« Dans les quinze années à venir, dit en terminant Peter Watkins, douze nouveaux pays auront vraisemblablement des armes thermonucléaires. Alors, que ce soit par accident ou par une impulsion de l'homme, il est probable que ce que vous avez vu dans ce film arrivera avant 1980... Il y a de l'espoir dans toute situation aux développements inconnus. Mais peut-on trouver de l'espoir dans le silence à peu près total qui règne dans le monde à ce propos ? »
Peter Watkins tente de rompre ce silence, en lançant le plus efficace des avertissements : « Non, pas ça ! », s'écrient quelques-uns de nos censeurs. Alors quoi ? Continuer à se boucher les yeux, en attendant qu'ils fondent ?
Le livret édité en France pour l'édification des populations menacées se garde d'être aussi négatif. « En cas de tension internationale, dit-il, tenez le réservoir de votre voiture plein et celle-ci en bon état mécanique. Au moment de l'explosion, cachez votre figure dans vos bras... Quand la vie reprendra, chacun devra surmonter son égoïsme... »
Et si l'on commençait par surmonter la c..... ?

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express