Le petit lézard

A partir de « Lettre ouverte sur la conduite de la vie » par André Maurois, FG invite les jeunes gens à prendre conscience des paramètres qui pèseront dans la construction de leur vie et sur leur rôle futur d'homme.
Brillant élève, doué pour les lettres, comme pour les sciences, pour le droit comme pour la politique, en situation d'hésiter entre Polytechnique, Normale et l'E.N.A., destiné à choisir plus tard entre les valeurs à revenus fixes et les placements immobiliers, tel est le jeune homme auquel M. André Maurois adresse une « Lettre ouverte sur la conduite de la vie », qui figure depuis dix semaines en excellente place sur la liste des succès de librairie.
Il y a deux façons de donner des conseils aux jeunes gens en ce domaine : « Suivez mon exemple », ou : « Surtout, ne m'imitez pas ». Dans les deux cas, on trahit un certain contentement de soi. Surtout dans le second, « ne m'imitez pas » signifiant le plus souvent : « N'ayez pas la candeur d'être honnête, désintéressé, généreux, confiant et idéaliste comme je le fus. Voyez où cela m'a mené. »
M. André Maurois est infiniment plus modeste, et c'est avec la satisfaction raisonnable d'un vieil homme qui sut gérer son capital, qu'il sème la bonne parole dans le carré de terre grasse où fleuriront les jeunes gens bien jardinés.
Pour croître à l'abri du soleil de la passion, des tempêtes de l'histoire, des orages du progrès, du gel des fins de mois et du phylloxéra de la philosophie contemporaine, on ne saurait mieux faire que de l'écouter. Il a, certes, 80 ans et ne le cèle pas. Mais à 50, il eût écrit de même, son œuvre romanesque en témoigne. « Familles, je vous hais » n'est pas de son encre. Et ce n'est pas la ferveur qu'il entend enseigner à son Nathanaël. Plutôt l'art de vivre avec décence, sans se faire mal et sans faire mal, en circulant sur les routes de la société.
Dans le souci de se protéger, le jeune homme qu'il instruit ira jusqu'à se garder de toute lecture postérieure à Claudel, Bergson et Alain. Il évitera Dostoïevsky, Kafka et Joyce, il ignorera Nietzsche et Freud, compagnons d'angoisse. Ainsi parviendra-t-il peut-être à la fin de sa vie sans blessure inutile.
C'est un programme. Peut-être celui d'un certain bonheur. Quelque chose comme la traversée de l'existence dans une voiture de la Croix- Rouge. On dira qu'il y a de jolies infirmières : d'accord.
Osera-t-on suggérer qu'avant de s'y embarquer, le jeune homme auquel M. Maurois s'adresse se pose quelques questions ?
Dans la conduite d'une vie, il y a l'utile. Et l'essentiel. L'utile, c'est ce que l'on appelait autrefois « le bagage » et qui n'a guère varié : santé, connaissances, diplômes, éducation. Ce bagage ne vous tiendra pas lieu de passeport à la frontière de votre milieu social, n'ayez sur ce point aucune illusion. Pour être plus floues qu'autrefois, ces frontières n'en sont pas moins tracées.
A supposer que vous éprouviez le besoin de les franchir, lisez Balzac. La lettre de Mme de Mortsauf demeure d'actualité sur « la fatale science du monde » qu'il vous faudra acquérir en vous contraignant à n'être « ni confiant, ni banal, ni empressé », et sur le bon usage des femmes — du moins dans cette perspective.
Il y a du neuf, cependant, depuis le XIXe siècle. C'est la rapidité avec laquelle l'argent naturalise un homme. On vous a répété qu'il ne fait pas le bonheur. Bien sûr. Parce que le bonheur n'est jamais que la réalisation des désirs conçus dans l'enfance. Et il est rare que l'argent soit objet de convoitise à l'âge où il ne procure ni la sécurité, ni l'amour, ni la force, où il n'a pas de réalité concrète, où l'enfant n'établit pas de relation entre l'instrument-argent et ce dont il rêve.
L'argent ne fait pas le bonheur. Il fait la puissance, qui, pour certains, est inséparable du sentiment de bonheur, et il tient en lisière les autres formes de puissance que vous pourriez, de préférence, vouloir acquérir. Vous le rencontrerez partout, quels que soient vos talents. Il vous servira peut-être à les déployer, mais seulement si vous le servez aussi. C'est la loi de notre société. Quand je dis l'argent, c'est l'Argent, et non le moyen d'échange dont vous disposerez plus ou moins abondamment pour vous procurer quelques agréments, et qui rétribuera votre travail.
Régner par l'argent n'est pas plus scandaleux que de régner par l'éclat du nom de son grand-père. Et ne l'est pas moins. A vous de savoir si ce scandale vous est intolérable et ce que vous ferez alors pour tenter de l'abréger. Si vous ne faites rien, ne vous dissimulez pas que vous le perpétuez, même si vous prétendez mépriser l'argent.
Et nous touchons là à l'essentiel. Quelles limites assignerez-vous à votre responsabilité d'homme ? Vous participez de l'espèce humaine, et non des végétaux ou des crustacés. Et l'histoire de l'homme, c'est celle de son anti-conformisme, par opposition à l'histoire naturelle. Que le plus fort gagne, c'est un raisonnement de singe musclé. Vous êtes un être social, et plus les conditions premières de votre existence vous auront privilégié, plus grands seront vos devoirs.
Les études supérieures que vous avez faites sont gratuites. Qui les a payées ? La collectivité. Avec quoi ? Avec le produit de l'impôt. Qui paye l'impôt ? Entre autres, des millions de Français qui n'ont fait ni ne feront jamais d'études supérieures. C'est un exemple entre cent.
Il paraît que la vraie vie est dans « les fleurs de votre pelouse et le petit lézard qui se chauffe au soleil », M. Maurois vous conjure de ne pas l'oublier. Et il ajoute : « Choisissez vous-même de vivre et non de jouer un rôle auquel vous ne croyez pas dans une comédie tragique. »
Si vous ne croyez pas, à 20 ans, à votre rôle d'homme, ne vous étonnez pas, monsieur, d'être sifflé.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express