Libération et bouleversements des moeurs sexuelles en France, notamment notée à travers les discours tenus par les magazines. réflexion plus général sur la vie sexuelle, domaine frappé de tabous.
En novembre 1946, les femmes n'avaient pas d'amant. Du moins l'usage du plus joli mot de la langue française était-il banni des magazines destinés au public féminin.
En novembre 1966, s'adressant au même public, « Elle » ne craint pas de lui enseigner « comment réussir votre vie sexuelle » ; « Marie-Claire » couche ses lectrices « sur le divan du psychanalyste », où le cœur n'est plus qu'un organe moins complexe que d'autres ; le mensuel de l'Ecole des Parents consacre dix pages à l'homosexualité chez les adolescents ; le Centre Catholique des Intellectuels annonce un prochain colloque sur l'érotisme et la révolution sexuelle. Et un grand vent souffle d'Angleterre, qui ne soulève pas seulement les jupes des filles sur la double fusée de leurs cuisses.
On sait que, après deux ans de travaux destinés à codifier l'abstinence avant le mariage et la fidélité après, la commission désignée par le Conseil des Eglises a déposé un rapport révolutionnaire (« Sex and Morality »), constatant que la moralité traditionnelle n'est plus adéquate à la société contemporaine. Avec une hauteur de ton que la nature du sujet a parfois dissimulée, les rapporteurs refusent de se dérober devant leurs responsabilités. Anglo-Saxons, donc pragmatiques, ils enregistrent des faits : les filles non mariées retrouvent les garçons à la sortie de l'usine comme à celle de l'université. On peut le déplorer, disent-ils, mais admettre qu'il y a de bonnes raisons sociales pour leur permettre de le faire en toute sécurité. L'avortement est détestable ; le mariage précoce entre immatures affectifs l'est également et aboutit généralement à un adultère que les rapporteurs ne se sentent plus le courage de condamner.
Mieux vaudrait que les jeunes gens se gardent ? L'Eglise, disent-ils encore, n'a pas pour fonction de prêcher dans le désert des commandements inadaptés aux situations complexes et variées devant lesquelles se trouvent aujourd'hui hommes et femmes, mais de définir les valeurs auxquelles chacun peut se référer pour décider lui-même de sa conduite.
Et ils osent ajouter : « La chasteté ne consiste pas à obéir à une règle immuable qui interdit les rapports sexuels en dehors du mariage. »
Ce sont, cela va de soi, des pasteurs de l'Eglise réformée qui parlent. Il y a un peu plus d'un protestant pour trois catholiques dans le monde, et ceux-ci, quand ils pratiquent, seront peut-être plus sensibles, cette semaine, à la disparition du merlan blême et du colin blafard au menu du vendredi. Mais croyants ou non-croyants, chrétiens ou non-chrétiens, chacun sent bien que quelque chose est en train de naître sur les ruines du vieil ordre moral. Quelque chose qui ne sera peut-être pas plus facile à vivre mais qui sera différent.
Tout ce qui touche au domaine de la vie sexuelle plonge des racines profondes dans la conscience collective. Nos réactions — ricanements, gêne ou pudeur outragée — dès qu'il en est question suffiraient à montrer combien nous avons peur d'y voir clair. C'est que de tous les instincts nécessaires à l'homme pour assurer sa survie et celle de l'espèce, l'instinct sexuel est le premier qui ait été frappé de tabous. Du fond des siècles, une barrière a d'abord été dressée contre l'inceste : il ne fallait pas que la famille absorbe les forces nécessaires à la constitution d'organisations sociales supérieures. Cette barrière fait maintenant partie, semble-t-il, du patrimoine héréditaire de l'humanité.
Puis, des interdits de toute nature ont contenu l'instinct sexuel. Peut-être parce qu'il s'agit de notre principale source d'énergie, ses pulsions ont été réglementées, déguisées, domestiquées, niées chez les femmes jusqu'à l'atrophie de leur vie sexuelle, transcendées enfin. Selon la formule de Freud, ce que nous nommons caractère est en grande partie construit avec un matériel d'excitations sexuelles sublimées. De tous les animaux, l'homme seul a su maîtriser son instinct sexuel et, en dépit de ce qui apparaît dans notre civilisation comme une provocation permanente à son explosion, il y a de bonnes chances pour que, de quelque façon, cette maîtrise aille croissant.
De quelle façon ? C'est tout le problème. En admettant, comme on le fait aujourd'hui, l'importance de la vie sexuelle, on ne risque pas de lui en ajouter ni, d'ailleurs, de lui en retirer. Simplement, à long terme, on peut imaginer qu'hommes et femmes, déculpabilisés par rapport au plus fondamental de leur instinct, cessent d'abord de confondre la moindre de ses manifestations avec ce qu'ils nomment l'Amour, parce que « quand on aime, tout est permis ». Soit, mais quand on n'aime pas ? Permis aussi.
Dès lors, on saura ce que l'on fait et pourquoi on le fait. Et le mariage, qui n'a de sens que dans la pérennité, conclu sur de nouveaux fondements entre des hommes et des femmes aussi assurés qu'on peut l'être de s'accorder plus que l'espace d'un été par la chair comme par l'esprit, trouvera peut-être une nouvelle solidité.
La fidélité n'est pas dans la nature des hommes. Hélas — ou heureusement — on apprend aujourd'hui aux femmes qu'elle n'est pas non plus dans leur nature. Et la chasteté moins encore. Qu'il s'agisse d'authentique ascèse ou de renoncement à une tentation fugitive, l'une et l'autre ne pourront être vécus, demain, qu'avec lucidité, par rapport à soi et non à des rites sociaux perpétuellement transgressés.
Ce que les pasteurs anglais, en vérité, nous annoncent dans leur langage, ce n'est pas l'avènement de la licence autorisée et de la régression vers la bestialité, mais l'esquisse du couple civilisé de l'avenir. Avec la fulgurante intuition des poètes, le moins conformiste des hommes, André Breton, l'a chanté : « Je ne nie pas que l'amour ait maille à partir avec la vie. Je dis qu'il doit vaincre et pour cela s'être élevé à une telle conscience poétique de lui-même que tout ce qu'il rencontre nécessairement d'hostile se fonde au foyer de sa propre gloire. »
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
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