FG compare le procès aux assises des ravisseurs de Ben Barka avec une pièce de théâtre. Nombreuses métaphores. Fait une critique virulente du chroniqueur judiciaire de l'ORF, le père Bruckberger, chargé de relater le procès. Aboutit à une critique rigoure
Jouée pendant six semaines à témoins fermés, la pièce intitulée « Procès des ravisseurs de Ben Barka » a produit, dit-on, son coup de théâtre ». Jamais lieu commun ne fut mieux approprié.
Depuis le premier jour, la salle des assises n'a pas cessé d'être un théâtre antique, celui d'une tragédie où, comme dans les pièces de Jean Genêt, les personnages s'avançaient masqués.
Quelques trublions agitant leurs clochettes ont parfois dissimulé le déroulement implacable du spectacle que la société se donnait à elle-même en faisant semblant de nettoyer ses cuisines. On ne jugeait pas des hommes. On balayait des épluchures, parce que des pieds augustes, sur elles, avaient failli glisser.
Dans le silence de leurs palais, deux rois observaient qui, de l'un ou de l'autre, avait le plus à nettoyer. L'un d'eux, soudain, a bougé.
Et pour que rien ne manque à cette grandiose représentation du Jeu social, le récitant de la tragédie s'est présenté sous le masque du Prêtre.
Il se nomme Raymond-Léopold Bruckberger, de l'ordre de saint Dominique. Il s'est fait, pour l'occasion, chroniqueur judiciaire, et c'est à lui que l'O.R.T.F. a judicieusement confié le soin de figer, à la télévision, l'image que l'opinion publique doit garder du procès.
Quoi qu'il ait eu à dire, il fallait refuser. User du respect qu'inspire l'habit qu'il porte pour tenir ce rôle, cela se nomme abus de confiance.
Dans ses diverses relations des scènes qui se jouaient aux assises, le R.P. Bruckberger a exposé ses thèses. Il est libre. Libre d'écrire que Mehdi Ben Barka n'a eu que ce qu'il méritait et que l'assassinat, pour un révolutionnaire, c'est l'un des risques du métier. Libre de parler du frère de Ben Barka en l'appelant « l'Abdelkader » — eh oui, raciste aussi, le bon père. Libre de définir l'honneur en termes de mafioso sicilien, de refuser sa main à des gens qui n'avaient nulle envie de la prendre et de la tendre avec une larme de reconnaissance au commissaire Caille, qui a dû être le premier surpris en découvrant qu'il pouvait, le cas échéant, recruter dans la maison de Dieu.
Mais quand, seul commentateur autorisé, il déclare à la télévision que les coupables de l'affaire Ben Barka, les infâmes, ce sont les journalistes, à quoi sert le R.P. Bruckberger ? A entretenir le public dans l'idée que ceux qui cherchent à l'informer agissent contre le bien général. C'est un acte grave, qui porte atteinte, non à la presse, mais à chaque citoyen.
Dans les pays de vieille démocratie, des propos de cette nature ne seraient ni tenus ni entendus. La presse y est assimilée à un service public, elle remplit sa fonction en étant honorée parce qu'elle est, dans son ensemble, honorable ; honorable parce qu'elle est honorée. En France, deux siècles pendant lesquels la censure, les poursuites, les saisies, les emprisonnements ont régulièrement alterné avec des périodes de liberté, ont donné à la presse vocation de martyre ou de justicière. Ou elle est bâillonnée. Ou elle hurle. A cet égard, journalistes ou lecteurs, nous avons une tradition de pays sous-développé de la démocratie. Nous usons d'une liberté consentie, octroyée, menacée, minée, mais jamais naturelle, parce que nous n'avons pas le temps de nous y habituer qu'elle nous est reprise, reprochée, ou marchandée.
Qu'un journaliste baisse le ton : le lecteur soupçonne. De quoi a-t-il peur ? Quels intérêts ménage-t-il ? Qu'il hausse le ton : on parle de « courage ». Parce que trop souvent, en effet, il fallut du courage pour écrire. Parce que, même si nous ne le savons plus, le Directoire a déporté ceux qui s'obstinaient à « pervertir » l'opinion, et Bonaparte les a réduits. Louis XVIII les a placés sous la tutelle du directeur général de la Police. Les presses du « Temps » ont été brisées en 1830. Le gérant du « Figaro », traîné aux assises en 1831.
En 1848, un député de la majorité s'écriait au Parlement : « Il faut en finir avec le journalisme comme nous en avons fini avec les barricades ! » Le Second Empire a envoyé, entre autres, les deux fils de Victor Hugo, responsables de « L'Evénement », en prison. Censure de la première guerre. Censure pendant la deuxième guerre. Indochine, Algérie, inculpations, saisies... Et faut-il insister sur la nature très particulière de la liberté dont jouit aujourd'hui le plus grand journal de France, c'est-à-dire la télévision ?
De longues années dégagées de toute censure franche ou occulte, de toute obéissance et de son complément, la révolte et la résistance aux ordres et aux consignes, seraient nécessaires pour que l'usage de la liberté devienne naturel à la presse comme à ses lecteurs.
Changez vos mœurs et vous n'aurez plus à craindre des journaux, disait Chateaubriand, qui assignait à la presse le rôle qu'elle a très exactement joué dans l'affaire Ben Bàrka : « La parole à l'état de foudre. »
Tout cela, il n'aurait pas été mauvais que le public le sût, dès lors qu'on venait lui parler de l'urgence qu'il y aurait à mettre les journalistes dans les fers de quelque code d'honneur professionnel... Pourquoi pas des rites initiatiques ?
Mais peut-être le père Bruckberger ne le sait-il pas lui-même, si informé qu'il soit du monde profane. En attendant qu'il faille solliciter de sa malveillance des autorisations de travail, les journalistes se passeront de sa bénédiction. De plus illustres confrères, qui se nommaient Luc, Marc, Matthieu, se sont faits avant eux témoins et reporters pour rapporter ce qu'ils savaient de la vie et de la mort d'un non moins illustre supplicié.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
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