Accord Renault en faveur d'une quatrième semaine de congés payés. Cet accord va jouer le rôle de précédent pour la classe ouvrière ? Sur la réduction du temps de travail
Les planificateurs:
« C'est dangereux. »
Les patrons :
« C'est un coup bas.»
Les travailleurs :
« Débrouillez-vous. »
Quatre semaines de congé payé pour tout le monde ? C'est de la folie ! Impossible ! »
Le haut fonctionnaire qui accueille ainsi les revendications nées de la signature de l'accord Renault réfléchit un instant, puis il ajoute, sarcastique : « Et comme toutes les choses impossibles, une fois que ce sera fait, on s'apercevra que c'était possible. »
Quand ? A quel prix ? Et qui le payera ? Toute la question est là.
Le temps n'est plus où le patronat et ses représentants au Parlement et au gouvernement, pouvaient ouvertement tenir les congés pour « une pratique malsaine », si bien que c'est seulement en 1906 que le repos du dimanche est devenu légal et que, en 1911, la droite pouvait encore s'opposer au repos du samedi après-midi, « tellement en dehors des usages de notre pays, tellement contraire à toutes les habitudes françaises ».
Opération réussie
Aujourd'hui, tout le monde est officiellement pour le « progrès social ». A condition, cela va de soi, qu'il se produise dans le cadre des structures existantes.
Lorsque la fraction turbulente de l'U.N.R., pressée de faire du « social », appuie l'accord Renault (le feu vert a été donné à M. Pierre Dreyfus, directeur de la Régie, par M. Gilbert Grandval, ministre du Travail, couvert par M. Pompidou sans que le Conseil des ministres ait été consulté et le ministre des Finances officiellement avisé), il ne s'agit pas de nationaliser la banque Rothschild ou toute autre banque d'affaires, et de modifier organiquement la nature des relations entre le patronat, le pouvoir et les salariés.
Il s'agit, en premier lieu, d'une opération qui a d'ailleurs parfaitement réussi, et que les représentants du patronat résument, dans le privé, en ces termes : « On présente à l'opinion publique le bon de Gaulle qui augmente le personnel Renault. Et il y aura maintenant les méchants patrons, profiteurs, capitalistes, exploiteurs, qui se feront tirer l'oreille pour en faire autant. »
M. Villiers, président du C.N.P.F. (Conseil National du Patronat Français) nomme cela « un coup bas ».
Il était clair que la conclusion d'un tel accord entraînerait aussitôt la même revendication de la part de l'ensemble des salariés. Le droit au repos, au loisir, au congé, c'est beaucoup plus que la possession d'un surcroit de richesse. En tout cas, c'est autre chose : c'est l'obligation faite à l'employeur de reconnaître votre existence en tant qu'être humain.
Qui, se fondant sur l'accord Renault, va réclamer maintenant la quatrième semaine ?
Est-il possible qu'elle soit, dans un avenir proche, généralisée par décret, légalisée, comme le fut en
1956 la troisième semaine ?
Quelles peuvent être les conséquences économiques, politiques, psychologiques de l'accord Renault ?
Les douze cent mille fonctionnaires ne sont pas concernés. Ils disposent déjà d'un mois de vacances.
Les salariés du secteur public ou nationalisé (banques, assurances, gaz et électricité, R.A.T.P., etc.) bénéficient également de la quatrième semaine. Et, dans l'Armée, 350.000 militaires ont 45 jours de vacances.
Sur douze millions de salariés français, il y en a donc environ deux millions huit cent mille, ceux qui travaillent pour l'Etat-patron, qui ne sont pas en cause.
Restent trois salariés sur quatre, appartenant au secteur privé.
Là, les sept cent mille cadres jouissent tous du mois de congé, et aussi certains employés.
La quatrième semaine de congé est donc essentiellement une revendication ouvrière.
L'accord Renault n'est pas le premier du genre, puisque vingt-huit entreprises employant plus de quinze mille personnes pratiquent les quatre semaines payées : Marcel Dassault, la SAGEM à Gennevilliers, les Machines Bull, la Télémécanique, I.R.M., etc. Et les établissements Bidegain, dirigés par le président du Centre des Jeunes Patrons. Mais, venant du secteur privé, ces accords partiels n'ont pas eu le caractère spectaculaire et la valeur exemplaire, contagieuse, de l'accord Renault.
Sept cent mille patrons
Certaines entreprises ont déjà accordé spontanément la quatrième semaine (les Chemiseries Armorial et Inovalex à Annecy, qui emploient douze cents employés ; les Forges Périssel, dans la Loire ; le couturier Pierre Cardin, à Paris). Un peu partout, des discussions sont en cours, entre travailleurs et employeurs. Du côté du patronat, il n'y aura pas de stratégie monolithique, mais des stratégies diverses, selon la nature des entreprises, en dépit du « Non » catégorique de M. Villiers.
Il y a, en France, environ un million sept cent mille « patrons », mais il n'y a pas plus de dix mille entreprises qui comptent plus décent salariés.
Selon la formule d'un patron : « Au fond, il s'agira pour chacun de nous de savoir si nous pouvons, d'une manière ou d'une autre, augmenter nos prix de 2 % environ, ou si nos marges bénéficiaires nous permettront d'éponger cette dépense supplémentaire. Il n'y a pas d'autre problème. »
Soucieux de popularité, le gouvernement est-il en situation d'imposer la quatrième semaine aux employeurs par voie autoritaire ?
Au dernier Conseil des ministres, M. Giscard d'Estaing, ministre des Finances, tout en se gardant de paraître hostile à l'accord Renault, a répondu à ceux qui songeaient à le généraliser par une analyse qui a quelque peu refroidi le Conseil.
En termes de profit
Selon le ministre, nous sommes sur le fil du rasoir. Il faut rester d'une extrême prudence, sinon il ne répond plus de rien. Nos importations de novembre ont dépassé nos exportations, La généralisation de la quatrième semaine ferait baisser la production ou du moins limiterait sa progression à un moment où la consommation est déjà extrêmement forte. L'équilibre monétaire et le respect du plan seraient menacés.
D'où les prudentes déclarations officielles qui ont suivi le Conseil : on essayera de conserver le bénéfice moral de l'accord Renault, sans en avoir les inconvénients, c'est-à- dire sans entrer en conflit avec le patronat par extension automatique aux autres employeurs.
En fait, quelles seraient les incidences d'une telle extension sur la production ?
Le taux d'expansion prévu lors de l'élaboration du IVe Plan, celui qui couvre la période 1961-1965, a été fixé dans une perspective où aucune réduction de la durée du travail n'aurait lieu avant 1965. Une semaine de travail en moins, sur quarante-neuf semaines, cela représente 2 % de réduction du temps de travail annuel. Entre les congés des cadres, qui s'étalaient déjà sur un mois, les travaux d'entretien du matériel, et les retards du personnel qui rentrait rarement au bout de 21 jours (les grandes firmes automobiles offrent une prime pour rentrée au jour d'ouverture), c'est une semaine actuellement perturbée et non de pleine activité qui serait retirée à la production.
Mais la capacité de production ne dépend pas uniquement de la durée annuelle du travail par individu.
L'équipement des entreprises et leur rationalisation jouent un rôle non négligeable. Les commandes aussi.
Actuellement, soixante-dix pour cent des entreprises pourraient produire davantage sans accroître leur personnel, si elles recevaient davantage de commandes. Et rien n'interdit l'embauche, pour compenser éventuellement les heures de travail retirées à la production par la quatrième semaine.
Mais la réduction de la durée du travail c'est, sous une autre forme, une augmentation du prix de la main-d'œuvre.
Le problème se pose donc, du côté du patronat, en termes de profit.
Les planificateurs, eux, sont en vérité moins soucieux d'une faible réduction de la production, qui pourrait être pratiquement inexistante, que d'un problème de main-d'œuvre. Et ce problème est double.
Un million d'emplois
D'un côté, la pénurie est et demeurera absolue pour les ouvriers hautement qualifiés, les techniciens et les cadres. S'il y a un obstacle physique à l'expansion, c'est principalement celui-là.
Mais, d'un autre côté, plus d'un million d'emplois doivent être créés d'ici à 1965 pour absorber les travailleurs rendus disponibles par l'exode rural, l'accroissement démographique, la réduction du service militaire, etc. Et la grande majorité de la main-d'œuvre disponible manque et continue de manquer de qualification.
Il faut donc, raisonnent les planificateurs, inciter le patronat au développement de l'embauche ; et, pour cela, deux conditions doivent être remplies :
— le taux d'expansion doit demeurer très vigoureux ; une réduction de la durée de travail pour les ouvriers professionnels et les techniciens, en nombre trop faible, est incompatible avec cet impératif ;
— le coût de la main-d'œuvre, particulièrement des travailleurs non qualifiés, ne doit pas augmenter trop rapidement (et la réduction de la durée de travail aurait cet effet). Sinon, le patronat pourrait donner la préférence à l'amélioration et à la rationalisation de son équipement plutôt qu'à l'embauche de travailleurs supplémentaires. Pour des raisons complémentaires, les planificateurs qui peuvent orienter les patrons mais qui doivent tenir compte de leurs intérêts, puisque, en dernière analyse, ceux-ci restent maîtres de leur décision et le patronat sont donc également hostiles à l'extension de la quatrième semaine de congé.
Les travailleurs iront donc au combat industrie par industrie, sinon entreprise par entreprise, et n'ont rien à attendre du gouvernement en la matière, sinon une pression verbale de façade sur le patronat.
Mais ils peuvent profiter d'un moment psychologique favorable : si l'accord Renault a été pour le patronat une pilule amère, un gros morceau de sucre a suivi. L'entrée de l'Angleterre dans le Marché commun n'est pas pour demain, comme on sait depuis la conférence de presse du chef de l'Etat. Pour la chimie, pour l'aluminium, pour bien d'autres industries, c'est une fort agréable nouvelle qui pèse plus que la perspective d'avoir à lâcher 2 % sur les salaires sous la forme de la quatrième semaine de congé.
181 heures de plus
L'idée a été largement répandue en France que l'on y travaillait moins qu'ailleurs, et que toute réduction du temps de travail mettrait le pays en difficulté dans le cadre de la compétition économique et du Marché Commun. De ce côté-là, où est la vérité ?
Il faut distinguer ici la durée légale des vacances de leur durée effective.
Légalement, les travailleurs français sont en effet les seuls en Europe, avec les Danois, à bénéficier de plus de deux semaines de congé payé. Et la durée légale de la semaine de travail, en France, est de 40 heures.
Pratiquement, il en va autrement.
Pour le nombre annuel des jours de congé, la Suède vient en tête avec 29 jours. Les Français arrivent en
quatrième place avec 23 jours, après les Allemands (24 jours) et les Italiens (26 jours).
Pour le nombre d'heures effectivement travaillées, la moyenne hebdomadaire s'établit ainsi :
— U.S.A 40 h.
— U.R.S.S 42 h.
— Allemagne 43 h.
— Suède 44 h.
— Italie 45 h.
— Angleterre 45 h.
— France 46 h.
— PaysRas 46 h. 50
— Suisse 46 h. 50
Dans l'Europe des Six, la durée moyenne annuelle du travail est, actuellement, la suivante :
— France 2.259 h par an
— Pays-Bas 2.232 h par an
— Relgique .... 2.196 h par an
— Allemagne .. 2.078 h par an
- Italie 2.025 h par an
Les Français travaillent donc, en moyenne, 181 heures de plus que les Allemands, soit l'équivalent de quatre semaines de travail.
Une position de classe
Et les salaires ? Là aussi, l'opinion est généralement mal informée. Demandez à dix personnes laquelle est la plus chère, de la main-d'œuvre allemande ou de la main-d'œuvre française, et l'on vous répondra généralement que les Allemands, eux, sont des gens sérieux qui savent se sacrifier aux intérêts supérieurs de la nation et qui ne sont pas infectés par le communisme d'une part et l'esprit planificateur d'autre part. Du moins, vous le dira-t-on dans certains milieux, ceux-là mêmes où la quatrième semaine de congé payé est donnée pour une catastrophe suspendue sur l'économie française.
Or, les coûts horaires allemands, toutes charges comprises, sont supérieurs, par rapport aux coûts français de la main-d'œuvre, de :
— 40 % dans la brasserie ;
— 33 % dans la sidérurgie ;
— 30 % dans le coton ;
— 22 % dans la chimie ;
— 15 à 20 % dans le caoutchouc, le sucre, le papier, la laine, la faïence ;
— 10 à 15 % dans les fibres synthétiques, la construction navale, le ciment ;
— 0 à 10 % dans l'automobile, l'électrotechnique, la machine-outil.
On voit que, dans la mesure où l'industrie française a des problèmes sur le plan de la compétition.
Ce n'est pas le coût de la main-d'œuvre qui en est responsable.
Enfin, il n'est pas inintéressant de savoir que Renault n'a pas innové dans son secteur, puisque les quatre semaines de congé sont déjà en vigueur chez Volkswagen. L'accord signé en juillet 1960 entre les syndicats allemands d'employeurs et de travailleurs de la métallurgie, prévoit en outre, d'ici à juillet 1960, le retour aux 40 heures hebdomadaires, sans diminution de salaires, pour l'ensemble de l'industrie.
Et M. André Demonchaux, du secrétariat confédéral C.F.T.C., a pu écrire : « C'est à la sidérurgie de l'Allemagne fédérale que les syndicats français se réfèrent, surtout lorsqu'ils envisagent un plan de réduction progressive des heures de travail. »
Les syndicats se sentent donc sur un terrain très solide en revendiquant, cette fois, au nom d'un besoin très généralement ressenti qui renforce leur position auprès des travailleurs inorganisés.
Les responsables n'ignorent rien des objections « planistes » mais répondent :
« Il ne faut jamais subordonner les revendications aux problèmes économiques. »
Cette traditionnelle position de classe a été en particulier exprimée par un responsable de la Confédération des Travailleurs Chrétiens.
Un vœu pieux
Elle indique que, dans le cadre des structures actuelles et de l'économie de profit, « c'est aux patrons de se débrouiller » puisque le pouvoir économique et la responsabilité de l'entreprise leur appartiennent à eux, et non aux travailleurs.
Ceux-ci avancent leurs besoins humains, irréductibles. Quand et comment seront-ils entendus ? Avec quelles conséquences ?
On ne peut pas avoir deux politiques, l'une à l'usage du patronat, l'autre à l'usage des travailleurs.
Lorsque le quotidien du gouvernement « La Nation », écrit que l'accord Renault reflète « l'ambiance de collaboration entre les autorités politiques, le patronat et le monde du travail, qui n'a guère cessé de régner depuis 1958 », son éditorialiste n'exprime qu'un vœu pieux.
Cette collaboration, si elle peut exister, c'est celle qui devrait théoriquement être traduite par ce que
l'on nomme le Plan, et dont l'un des objectifs est de transformer les antagonismes naturels en actions concertées au mieux de l'intérêt général.
Or, une affaire comme celle de la quatrième semaine éclaire la faille d'une « planification » où l'une des parties prenantes — les travailleurs — n'intervient pas au niveau de la décision, ni même de la prévision.
Concert et conflit
Un Plan, c'est une ébauche de contrat. Sans qu'il ait un caractère de contrainte, il doit, pour être réalisé, exprimer de la part de tous les participants une volonté d'engagement sur des bases discutées en commun.
Et y a-t-il eu, de la part des organisations du travail, engagement à ne pas revendiquer la quatrième semaine de congé payé ? Non.
Alors, de deux choses l'une. Ou, en l'arrachant, les travailleurs porteront effectivement atteinte au rythme de l'expansion, ou à sa nature. Et ils feront la preuve que, pour déterminer le taux d'une expansion, ses objectifs, et pour l'assurer, la collaboration du monde du travail est indispensable.
Ou ils obtiendront la quatrième semaine à travers une multitude de petits conflits plus ou moins longs où le patronat cédera avec plus ou moins bonne grâce selon les secteurs, mais sans que la production et l'équilibre économique en soient vraiment affectés. Et ils feront la preuve que, tenus d'agir dans le cadre de la politique du gouvernement, les planificateurs ont élaboré leurs prévisions en faisant la part plus belle aux patrons qu'aux travailleurs dans les fruits de l'expansion.
Le salaire, c'est pour l'un un revenu. Pour l'autre une dépense. Il est donc inévitable qu'il y ait antagonisme entre celui qui donne et celui qui reçoit. Pour que cet antagonisme de structure, dans la société actuelle qui est la société capitaliste, évolue vers le « concert » (selon la terminologie nouvelle) plutôt que vers le conflit, il faut d'abord que chacun des partenaires soit également reconnu et accepté par l'expression de la volonté nationale, qui est l'Etat, et par son organisme économique, qui est le Plan.