Dans le foie gras

Politisation croissante des citoyens ?
Donc, nous serions dans un foie gras, la France, où il ne reste plus à chacun qu'à creuser pour se tailler sa part, sa part de prospérité.
Peut-être le parfum de cette chair onctueuse a-t-il seulement agacé vos narines, à partir de l'assiette du voisin ? Peut-être êtes-vous de ces malotrus qui se disent : « La France est prospère. Fort bien. Et moi ? »
Vous y viendrez. Nous y viendrons. Tous. Cela est promis. Et, en fait, si l'on voit bien ce qu'il y a de factice, d'insolent, dans ce tableau prétendu d'un pays nageant tout entier dans le bien-être et voguant vers l'opulence, on voit également que ce bien-être n'est pas hors d'atteinte, du moins en Europe.
Comment y serons-nous conduits, de quelle force il faudra peser sur ceux qui détiennent le pouvoir de décision politique pour que l'expansion économique ne produise pas de la brioche pour quelques-uns et des miettes pour tous les autres, et n'accentue pas la disparité des niveaux de vie au lieu de la réduire, c'est une autre histoire. L'histoire que nous allons vivre maintenant. (A propos, est-il exact qu'au lieu d'augmenter de cinq francs, le kilo de sucre aurait pu baisser de dix, si la puissance des « sucriers », concentrée entre quelques mains, n'était devenue telle que ce sont eux qui font les prix ? )
Contrairement à un lieu commun dans lequel tout le monde a été plus ou moins tenté de tomber, nous allons donc vers une politisation croissante des citoyens.

Simplement parce qu'un nombre de plus en plus élevé d'hommes et de femmes se veut, se croit ou se trouve en situation de comprendre, de juger, de discuter, et que ces hommes, ces femmes, ne sont pas encore entraînés à jongler avec les abstractions, le langage politique va changer, et les chemins de la pensée devront se parcourir a l'envers pour y entraîner du monde.
« Concret » deviendra le mot-clé. En fait, il n'y eut jamais rien de plus concret que les revendications des mouvements de gauche — pain, travail et liberté — face au paradis promis aux malheureux dans la vie éternelle. Mais les mots s'usent, eux aussi, et quand ils commencent a perdre leur pouvoir incantatoire, c'est que le moment est venu de réviser leur contenu.
Concrètement donc, il faudra partir des problèmes particuliers pour faire entendre comment chacun de ces problèmes — l'édification d'une école, le prix de la viande, la nature et les conditions du travail — se branche sur un problème plus vaste, qui s'inscrit lui-même dans un réseau de problèmes dont les solutions sont déterminées par les choix de ceux qui possèdent le pouvoir politique.
Peu importe que les uns et les autres se figurent qu'ils ne font « pas de politique ». Appelez cela comme vous voudrez, ils en feront plus que jamais. Ils en feront enfin, s'il est vrai que l'ère de la prospérité est ouverte.
Il n'y a pas de théorie plus contestable — et plus réactionnaire — que celle de l'abrutissement de l'homme moderne par la civilisation du frigidaire. N'aurait-elle pas été inventée par ceux qui, n'ayant jamais vécu dépourvus de l'essentiel, ignorent tout de la qualité particulière d'abrutissement d'où commencent seulement à émerger des millions de travailleurs ?

Cette civilisation, nous y sommes. Et il y a, dans son cadre, du travail pour tout le monde, pour les
hommes d'action que préoccupe légitimement le concret mais tout autant, sinon davantage — car la tâche est plus subtile — pour ceux qui redoutent de voir l'action détachée de l'idéologie dont elle doit être la traduction pratique.
Il est vrai que tous les progrès sécrètent un peu de poison, comme l'activité des moyens thérapeutiques modernes se paye par la thalidomide. Pour que la thalidomide n'ait pas existé, renonceriez-vous à la pénicilline ? Et à la télévision à cause de « Monsieur Tout le Monde » ?
Nous croyons qu'il faut d'abord nourrir les affamés et vêtir ceux qui sont nus, et instruire les illettrés. Mais aujourd'hui où personne n'ose plus guère le contester, il faut crier que cela n'est pas une fin en soi. Seulement un moyen, infiniment difficile à conquérir et à préserver — car il restera longtemps encore sournoisement menacé, disputé — mais un moyen donné à l'homme pour transformer la société, les relations humaines.

Nous n'y sommes pas encore ? C'est de l'utopie, du rêve, des « idées » telles qu'il faut se garder d'en vendre au paysan soucieux de sa récolte ou à l'ouvrier qui se bat pour sa prime horaire ?
Tout cela est fort loin des préoccupations des élus U.N.R. qui pourraient chanter, comme en 18S0 : « Qu'on nous place « Tous en masse « Et que les placés « Soient chassés ».
Raison de plus pour y penser, et pour refuser que soit détourné et perverti au bénéfice de la consommation d'alcool et de tranquillisants le produit de tant de conquêtes arrachées à l'Argent au prix de beaucoup de sang, de sueur et de larmes.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express