La Jeanne d'Arc de Robert Bresson

« Le procès de Jeanne d'Arc » de Robert Bresson, éloge.
Le procès de Jeanne d'Arc », écrit et réalisé par Robert Bresson, est l'un de ces films rarissimes que l'on n'ose conseiller à ceux que l'on aime, de crainte qu'ils n'y soient insensibles ou réfractaires : ils vous réduiraient alors à les aimer moins.
C'est dire qu'il va profond et tout ce que, profondément, il mobilise.
Deux mots de la forme d'abord : en une succession rigoureuse de gros plans, c'est l'histoire de Jeanne, du moment où elle comparaît devant le tribunal d'Eglise, présidé par l'évêque de Beauvais, où siègent les dignitaires « collaborateurs » de l'occupant anglais, jusqu'à ce que s'éteigne la dernière flammèche du bûcher. La pression de la foule houleuse, hargneuse, hurlant à la mort, n'est sensible que par le son. Et cependant vous croirez sans doute avoir vu cette foule. Jeanne, habillée en homme, n'est pas « jolie ». Son beau visage nu, clair et sensible, est celui d'une saine jeune fille. Elle comparaît, l'évêque et ses assesseurs l'interrogent, elle répond d'une voix ferme. Les répliques claquent, nettes, sèches. L'audience est levée. Jeanne retourne dans sa cellule. On l'enchaîne. Nouvelle audience. On l'interroge, elle répond, l'audience est levée, elle rentre en cellule. De brefs interludes séparent les audiences, traités avec la même économie de moyens, avec le même dépouillement qui atteint à l'extrême pointe du luxe technique.
Le film a le rythme de la mer : comme des vagues de plus en plus hautes, les audiences se succèdent, meurent, reprennent. Et si beau est le texte, si parfaite la cadence, que, loin de lasser, ce flux et ce reflux conduisent à une tension aiguë.
Aux minutes des procès d'accusation et de réhabilitation, Bresson a emprunté les plus célèbres répliques.
Avec un soin de chartiste, il a décortiqué l'ensemble pour en puiser la moelle. Et il reste le plus admirable dialogue qui se puisse entendre, celui de la foi et des Pharisiens, celui qui fut en vérité échangé en ces mois de 1431, où Jeanne résista à ses juges, céda à la peur du feu, abjura, se reprit et monta au supplice.

Croire, aimer

Il y eut tout de même quelques prêtres pour s'insurger contre la conduite du procès. Il y a toujours quelques chrétiens parmi les prêtres.
Croire, c'est aimer, vient d'écrire François Mauriac. Jeanne aime Dieu et sa foi sereine la rend plus dure, plus forte, plus irréductible que l'acier, et cette foi ne cède point, même lorsque la délivrance annoncée par ses Voix ne la vient point sauver, et que la peur du feu mouille ses joues de larmes. Que l'on ait foi en Dieu ou en l'Homme, Jeanne, dans sa vérité historique, est l'exemple le plus pur de la force que donne l'amour, lorsqu'il sublime son objet. Et il n'y a pas d'action sans force, et il n'y a pas de force sans foi.
Pour quel objet d'amour sommes-nous en état, les uns et les autres, aujourd'hui, de nous dépasser... Du meilleur au pire, tout est possible. La différence est dans la nature de l'objet — Dieu ? Un enfant ? Une œuvre ? Un art ? Une philosophie ? L'argent? La justice? Sa propre gloire ? — non dans la source de l'élan.

Les fagots, l'écuelle

Ou je n'ai rien compris au film de Robert Bresson, que j'ai vu deux fois, et que je reverrai volontiers, ou il conduit inéluctablement à se poser, humblement, la question. A chacun de tenter de répondre pour soi, sans, pour autant, se prendre pour Jeanne d'Arc !
Au-delà des considérations esthétiques — et, à cet égard, le travail de Bresson atteint la perfection jusque dans l'intelligence avec laquelle, traitant du sublime, le réalisateur a su donner valeur au concret, au poids des chaînes, aux fagots du bûcher, à l'écuelle de Jeanne, à l'effroi d'un chien — « Le Procès de Jeanne d'Arc » suffirait à justifier l'existence du cinéma, qui va, de par la France, de par le monde, semer ce dur point d'interrogation.

F. G.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express