Changement de la société politique
LA MUTATION
Au-delà des remous électoraux, quelque chose a bougé. Il est bientôt pour en analyser les conséquences, et ce sera là le travail des sociologues et des historiens. Mais on peut dès aujourd'hui, superficiellement, dater l'événement : la « Fin des Notables », annoncée par Daniel Halévy, est consommée.
L'avenir marquera peut-être de novembre 1962 la mutation d'une classe sociale qui a donné à la France contemporaine sa physionomie.
Ce n'est pas la IVe République et ses hommes qui viennent d'être balayés, c'est la IIIe, celle qui installa dès 1870 le règne quasi constant de la bourgeoisie de robe et d'affaires non seulement sur l'économie, où sa puissance est séculaire, mais sur le pouvoir politique qu'elle conquit avec la Révolution.
Certains échecs électoraux, essuyés soit par des députés réputés imbattables, soit par des hommes qui tenaient parfois leur fief de leur grand-père et qui se voient soudain chassés au bénéfice d'un inconnu « parachuté » de Paris, sont à cet égard caractéristiques.
Certes, ces inconnus portaient un masque, celui de de Gaulle, et nul ne sait quel sera leur véritable visage s'ils ont un jour l'occasion de le révéler.
Ce qui vient n'a pas encore de forme précise et d'unité réelle. Mais ce qui part ne reviendra pas, emportant en même temps le meilleur et le pire de ce qui fit la force de cette bourgeoisie « libérale », âpre au gain mais dure au travail et relativement austère dans ses mœurs ou du moins dans l'apparence qu'elle en voulait donner.
Croyante, elle ne l'était point — on laissait cela aux femmes — mais elle pensait, comme Napoléon, que la religion est nécessaire pour que les inégalités sociales soient acceptées comme d'ordre divin et que « le riche ne soit pas massacré par le pauvre ».
Dynamique, elle le fut, et conquérante aussi, avant que l'obésité de son portefeuille l'alourdisse jusqu'à l'empêcher de marcher.
La voilà en pleine transformation. Ce qui vient, c'est autre chose, un curieux amalgame entre les forces d'argent, résolues à exploiter au maximum et à leur entier bénéfice les possibilités d'expansion économique — on lâchera juste ce qu'il faut pour ne point les compromettre — et la petite bourgeoisie qui veut sa part du gâteau et qui rêve de voir sa fille invitée au « Bal des Débutantes ». C'est l'alliance de M. Pompidou et du commerçant qui se retrouveront, cet été, sur les plages de Saint-Tropez.
Il y aura bien quelques luttes entre grands requins, les uns mieux placés que les autres auprès du pouvoir pour arracher des marchés ou infléchir telle décision qui leur conviendra. Peu importe qui gagnera. Il n'y a pas de bons requins.
Que pendant ce temps, la recherche scientifique soit nulle, la France contrainte d'acheter tous ses brevets à l'étranger, l'université délabrée, les logements scandaleux, les hôpitaux repoussants, les routes impraticables en Bretagne ou dans l'Aveyron, cela continue d'apparaître secondaire du moment que « les affaires marcheront ».
Et que l'exigence de justice ne se résume pas, dans le cœur des hommes, à une augmentation des allocations familiales, mais à une transformation radicale des rapports humains à l'intérieur de la société, qui s'en soucie aujourd'hui ?
L'homme épris de grandeur et qui n'avait pas de mots pour dire, après la guerre, son mépris à l'égard des « consommateurs » affamés de pain, sera-t-il le souverain du règne de la bouffe ? Ce serait cruel et ce serait drôle, si ce n'était un peu triste.
F. G.