Un régime présidentiel

« Tempête à Washington », étude du régime présidentiel américain
Sous des couleurs humaines, c'est-à-dire parfois sales.

TEMPÊTE A WASHINGTON, d'Otto Preminger.

IL y a diverses façons de s'intéresser à la science politique. La plus divertissante — et non la moins instructive — consiste, pour les Parisiens, à voir cette semaine « Tempête à Washington », film tiré par Otto Preminger du roman-pavé d'Allen Drury.
Sur le plan purement cinématographique : produit d'excellente fabrication garanti Preminger ; reportage alerte et incisif en forme de suspense sur les mœurs et coutumes du Sénat américain ; numéro complet de Charles Laughton avec grand jeu de grimaces ; admirable libéralisme d'un pays dont la censure autorise un tel sujet. Il serait proprement inimaginable, ailleurs, que l'on montre au public le chef de l'Etat, en pyjama, discutant les affaires de la nation avec le leader de la majorité ; que l'on suggère, avec tact mais avec précision, les relations trop tendres qui unirent, à Hawaï, un jeune sénateur à un camarade de guerre ; que l'on peigne sous des couleurs humaines, c'est-à-dire parfois sales, des hommes de gouvernement.

Une radiographie

Hélas ! Il n'y a rien de moins universel que les affaires intérieures d'un pays. Aussi, le film apparaît-il comme un spectacle réservé à la consommation nationale. On voit mal un large public français, ignorant du mécanisme des institutions américaines, s'intéresser à un tel récit, aussi bien mené soit-il.
Et pourtant... Et pourtant, s'il est relativement informé, tout spectateur se découvrira directement concerné et conduit à réfléchir sur un problème brûlant.
Mieux qu'une analyse de textes constitutionnels, « Tempête à Washington » radiographie en effet, à partir d'un conflit concret, le fonctionnement du régime présidentiel dans un pays où ne règne pas la monocratie mais la démocratie.
L'affaire est un peu compliquée. La voici, sommairement exposée. Vous verrez qu'elle touche à l'essentiel.
Le Président des Etats-Unis, fatigué, souffrant, choisit un nouveau secrétaire d'Etat. Poste capital : le secrétaire d'Etat est, en fait, le ministre en charge des Affaires étrangères.
Le Président a désigné Robert Leffingwell, ancien universitaire, partisan d'une politique de paix. Pour que la nomination soit effective, il faut qu'elle soit ratifiée par le Sénat.
Outre l'opposition de la minorité républicaine (le Président est démocrate, comme Roosevelt, comme Kennedy), Leffingwell rencontrera l'hostilité personnelle d'un sénateur démocrate représentant un Etat du Sud, Couley (Charles Laughton). Et Cooley risque d'entraîner de nombreux suffrages.
Avant que le vote ait lieu, une commission est chargée d'examiner la candidature de Leffingwell.
Celui-ci subit l'épreuve avec succès, mais Cooley produit un témoin qui accuse Leffingwell d'avoir participé autrefois à des réunions de cellules communistes.

Les mêmes méthodes

Celui-ci réfute brillamment, et sous serment, le témoignage et emporte l'adhésion de la Commission.
Mais :
— Le témoin, encore qu'il soit méprisable, a dit la vérité. Et Leffingwell informe loyalement le Président qui lui maintient sa confiance.
— Cooley a monté une machine de guerre contre Leffingwell. Par le chantage, il contraint un ami de celui-ci à informer anonymement le président de la Commission sénatoriale que Leffingwell s'est rendu coupable d'un faux serment. Et, en dépit de la pression personnelle qu'exerce le Président des Etats-Unis sur le président de la Commission, celui-ci exige que la candidature de Leffingwell soit retirée.
— Un autre sénateur, jeune, arriviste et fanatique, farouche partisan de Leffingwell, use de méthodes analogues à celles de Cooley. Il a découvert, dans le passé du président de la Commission, une misérable petite affaire de mœurs. De celles que les Etats-Unis ne pardonnent pas. Et il le fait chanter, par personnes interposées. Pris entre les exigences de sa conscience, et celles de sa carrière, le président de la Commission se suicide.
Le jour du vote, les pointages auxquels partisans et opposants se livrent en cours de séance indiquent qu'il manquera vraisemblablement une voix à Leffingwell. Cette voix, le vice-président des Etats-Unis (lequel est, constitutionnellement président du Sénat) la lui apportera. Mais, avant qu'il ait voté, une information modifiera sa position : le Président des Etats-Unis vient de succomber à une attaque. La nomination de Leffingwell n'est pas ratifiée.
Titulaire, à son tour, de la plus haute charge du pays, le nouveau Président choisira lui-même son secrétaire d'Etat.
Encore que tout cela soit aussi clairement conté que possible dans le courant du film, on comprendra que le spectateur français soit parfois dérouté, voire incrédule.
Il peut aussi, au vu de ces « grenouillages », éprouver quelque écœurement et trouver là de quoi accréditer le mépris où on l'entretient de ces régimes où un Parlement contrôle les actes du chef de l'Etat. Mais il peut aussi réfléchir plus avant, et relire par exemple ce que Ted White écrit dans « La Victoire de Kennedy » à propos de Stevenson :
« Son attitude à l'égard des affaires publiques atteint à une noblesse qu'il est rare de rencontrer dans le système politique d'aucun pays ; mais son attitude envers la politique — la politique malpropre, souterraine, du bruit, des combinaisons, des cruautés et des chicaneries — est une attitude de mépris. Or, les affaires publiques sont liées à la politique comme l'amour l'est au sexe. L'attitude de Stevenson en face de la politique ressemble à celle d'un homme qui estime que l'amour est le plus noble des sentiments humains alors que le mécanisme du sexe est sale et sordide. »
Il n'y a pas d'institutions idéales. Il n'y a ni surhommes, ni purs héros, ni présidents infaillibles.
Cette aspiration que nourrit obscurément tout citoyen à être gouverné par des saints est un reliquat d'infantilisme. Papa doit être parfait et décider pour moi.

Un minimum

Le citoyen politiquement adulte sait qu'il n'y a pas d'homme parfait, fut-il Président des Etats-Unis — ou de la République Française. Il sait aussi, ou il devrait savoir, que de la conduite des affaires publiques dépend non seulement la paix ou la guerre, mais la plupart des aspects de sa vie quotidienne.
Il sait enfin que, en donnant à un chef mandat de mener ces affaires, il ne l'investit pas de la sagesse divine.
Et, tout en souhaitant que ce chef jouisse d'une liberté de manœuvre suffisante pour pouvoir gouverner, il souhaite qu'un contrôle permanent s'exerce sur l'action présidentielle.
Comme il se sait aussi incapable de travailler tout le jour et d'être en même temps assez régulièrement informé, donc compétent dans tous les domaines de l'action gouvernementale pour être utilement consulté à propos de chaque décision, il entend déléguer, à intervalles réguliers, son pouvoir de contrôle à des représentants, qu'il paye de façon qu'ils puissent, eux, consacrer leur temps à l'étude de toutes les affaires intéressant le pays.
De ces représentants, il exige un minimum de vertu et de dévouement au bien public, minimum très supérieur à sa propre vertu et à son propre civisme. Mais il n'attend pas que, par un coup de baguette magique, l'activité politique dépouille brusquement ceux qui en font métier de toutes leurs faiblesses et de toutes leurs passions.
Simplement il croit que le libre jeu de bonnes institutions démocratiques adaptées au pays qui se les donne est celui qui peut le mieux, ou le moins mal, contenir et amortir les effets de ces faiblesses et de ces passions.
Ce que montre « Tempête à Washington » n'est ni plus admirable ni moins exécrable que ce que l'on peut observer dans toute société humaine. Mais c'est une amère et lucide leçon de réalisme.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express